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Editorial
Les absents ont toujours tort ...
Cet adage s'est une fois de plus vérifié, et à deux occasions au cours du trimestre écoulé.
Ce samedi 20 octobre dernier, nous étions exactement douze (dont trois dames) à avoir rallié la région Tongres - Maastricht, lieu de combats célèbres de mai 40. Et pourtant le CLHAM avait mis tous les atouts dans son jeu: temps merveilleux, guides choisis, programme varié ...
La matinée a été consacrée à une série d'exposés et de visites dans le secteur tenu à l'époque pas le 20e Régiment d'Artillerie, Monsieur Thonus, administrateur du CLHAM s'y est révélé un guide expérimenté et passionné de son sujet. L'arrêt à Vroenhoven fut particulièrement apprécié.
Après un excellent repas à Kanne, monsieur Pirenne - ancien de 40 - nous a relaté sur place les péripéties du sautage du pont de Kanne à la barbe de l'ennemi, à l'aube du 10 mai 40. Moment émouvant que de l'entendre évoquer ces heures tragiques.
Il restait à un autre administrateur du CLHAM, monsieur Lebeau, de conclure la journée par une visite captivante du siphon du Geer et de deux ouvrages peu connus du fort d'Eben-Emael: canal Nord et Bloc 2.
Une semaine après, une intéressante conférence consacrée aux forteresses préhistoriques et agrémentée de diapositives réunissait une quinzaine de membres autour de l'orateur du jour, le Président du CLHAM.
Belle occasion d'apprendre à connaître Maiden-Castle et Bérisménil, Jericho et Mycènes, Thirynthe et Massada.
Oui décidément, les absents ont toujours tort ...
A. Gany
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Le courrier des lecteurs
La visite guidée du 20 octobre 1990
Monsieur André FRANCART a adressé au président du C.L.H.A.M, une lettre dont voici le principal:
"Je me permets de vous exprimer par la présente mes sincères remerciements à l'occasion de la visite organisée par le CLHAM ce samedi 20 courant."
"J'ai pu enrichir mes connaissances dans ce domaine grâce aux exposés des orateurs chevronnés."
"Cette journée restera gravée dans ma mémoire par le recueillement et parfois l'émotion envers ceux qui ont souffert moralement et physiquement durant ce conflit."
Signalons que Monsieur Francart, pour participer à la visite, a fait le déplacement depuis ... MARCINELLE.
Une question à 5 centimes: Qui a inventé le fil de fer barbelé?
La réponse de Monsieur Armand COLLIN est précise:
"Je puis vous répondre avec certitude, selon une documentation en provenance des USA."
"Le fil de fer barbelé a été inventé par un fermier américain, Joseph F. GLIDDEN, qui, le premier, fit usage de ce type de clôture afin de protéger ses terres des incursions du bétail étranger à son exploitation."
"Il prit un brevêt pour ce type de clôture en 1874."
"La première utilisation officielle de ce type de défense d'un territoire date de 1885, année où des barrages d'interdiction furent mis en place par l'Etat du Kansas."
Une missive de NAPOLEON
Un de nos amis et correspondant dans le Var (Midi de la France), région tellement touchée par des incendies quasi tous d'origine criminelle, nous envoie un document encore inédit à ce jour.
Il s'agit d'une missive signée par l'Empereur Napoléon ler, adressée à M. le Préfet du Var au lendemain de la fameuse bataille de Wagram (6 juillet 1809) au cours de laquelle il écrasa les armées de l'Archiduc Charles.
Un courrier venu de France venant de lui apprendre que le Département du Var était depuis peu le théâtre de violents incendies criminels (à l'époque, il s'agissait principalement de vengeances paysannes), l'Empereur fait immédiatement mander son secrétaire. Au milieu des soucis, présents et à venir, il jette ses ordres d'un trait ... trois phrases, mais tout y est! Que pourriez-vous ajouter, si vous en aviez la possibilité?
Notre ami nous signale encore que - par ses soins - des dizaines de photocopies de cette missive furent apposées aux vitrines d'une petite ville du Var. En un premier réflexe, la Police Municipale demanda aux commerçants de retirer ce qu'elle jugeait "un appel séditieux" ...
Curieuse attitude de cette Police qui ignore que "ceux qui ignorent les leçons de l'Histoire sont condamnés à les revivre"!
Du reste, arguant de la signature et du fait historique, nombre de commerçants refusèrent d'obtempérer.
Voici donc la copie de cette missive.
Réponse en rapport avec la question de M. HARLEPIN concernant l'artillerie lourde allemande sur voie ferrée.
Le Major e.r. DAVREUX nous adresse un complément de réponse à la question parue dans le bulletin Tome IV fascicule 5 de mars 1990.
L'artillerie lourde allemande sur voie ferrée.
Les quelques notes publiées (1) en réponse à Monsieur Harlepin (2) donnaient un point de vue de source allemande. Ces notes se limitaient aux matériels en usage en 39-40.
(1) Bulletin du CLHAM Tome IV - Fasc 7.
(2) Bulletin du CLHAM Tome IV - Fasc 5.
Une autre explication de la nécessité du contrepoids est avancée par F. T'Sas mais cette fois pour 1914-1918.
A propos du 38 cm S.K.L. 45 Max (3), il écrit (4):
"Au-dessus des tubes, à l'endroit des tourillons, se trouvait fixé un contrepoids important dont la présence n'a pas été bien expliquée. Selon les uns, cette surcharge aurait facilité le pointage en hauteur de ces canons très pesants. Nous n'en croyons rien vu que, durant le pointage, ces tourillons de 460 mm de diamètre sur 355 mm de longueur étaient supportés par deux axes secondaires, plus petits, de 200 mm de diamètre sur 190 mm de longueur. Il ne semble donc pas que le pointage en hauteur ait présenté des difficultés. Nous pensons, au contraire, que ces grosses pièces, étudiées et construites avant la guerre, ont été utilisées par la suite avec des explosifs sensiblement plus puissants que ceux pour lesquelles elles avaient été conçues. Dans ces conditions, ces contrepoids ne devraient-ils pas neutraliser une réaction imprévue, tendant à arracher les tourillons de leurs encastrements, lors de tirs à des distance sensiblement plus importantes que celles envisagées lors de la "construction de ces bouches à feu?"
(3) Abréviation S.K. pour Schifskanone.
(4) Revue Belge d'Histoire Militaire, Mars 1972, Vol XIX, p 455.
Concluons en ajoutant que les ouvrages allemands sont peu explicites au sujet de ce Gegengewicht et nous n'en saurons sans doute pas plus que sur la raison d'être des fenêtres de la Batterie Todt"
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La visite guidée du 20 octobre 1990
A Genoelselderen, devant l'entrée du château qui abritait en mai 1940 le PC de la 7e DI et du CADI (Commandant de l'Artillerie Divisionnaire), J. Thonus fait le point à l'aide d'une carte à grande échelle préparée par ses soins.
L'abri du pont de Vroenhoven. A droite de celui-ci, la route franchit le pont sur le canal Albert et pénètre en Hollande. Au centre de la photo, le sapin cache partiellement la porte (obturée par de la maçonnerie) par laquelle un assaillant (aéroporté) allemand pénétra dans le sas d'entrée et arracha la mise à feu des charges explosives, empêchant in extremis la destruction du pont.
A Kanne, avant d'aller se jeter dans la Meuse à Maastricht, le Geer passe sous le canal Albert grâce à un siphon dont nous voyons ici l'entrée.
Au pont de Kanne, Monsieur Pirenne explique la disposition des lieux le 10 mai 1940, lorsqu'il fit sauter le pont alors qu'il était entouré de troupes allemandes aéroportées.
(Photos P. BEAUJEAN)
Coupe schématique du fort.
Dans la tranchèe du Canal Albert, le Bloc Canal Nord.
La face orientée vers le sud.
La face orientée vers le nord. Dans le fond de la trouée de Caster, les écluses de Lanaye.
La face Nord du bloc II
Un plan pour s'orienter
(Photos J. LEBEAU)
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Le C.L.H.A.M. au Fort 4 à Mortsel
A l'initiative de la "Simon Stevinstichting", le CLHAM a eu l'occasion de visiter le Fort 4 à Mortsel, le 6 octobre.
Ce fort, toujours occupé par la Défense Nationale, est un des 8 forts de la ceinture de la ville d'Anvers érigée entre 1859 et 1865.
Il est du type de fort en site aquatique avec réduit au front de gorge.
C'est un fort polygonal, comportant des caponnières et un réduit central important dénommé "De Kat". Ce réduit central est à lui seul un fort dans le fort, en quelque sorte un donjon moderne.
Ce type de fort avait un grand nombre de bouches à feu (± 70 pièces) qui ne pouvaient pas tirer à de grandes distances. Cet armement se composait de canons à âme lisse de calibres 24 et 12 livres dont le tir ne pouvait pas atteindre le fort voisin.
En 1914, cette ceinture de forts âgés d'un demi-siècle, et, par la nature de leur armement, qui était en grande partie à ciel ouvert, ne joua aucun rôle dans la défense d'Anvers.
Le fort de Mortsel est dans un parfait état de conservation et est classé comme site protégé.
Une douzaine de membres ont répondu à l'invitation et c'est sous la conduite du Colonel e.r. Gils que nous avons visité cette fortification. Il est à signaler que les explications données étaient très enrichissantes tant sur le plan historique que sur le plan technique.
Quelques photos en diront plus sur cette visite.
Le Colonel Gils durant son exposé sur une très belle maquette du fort
Commande du pont-levis. Remarquons l'excentrique qui maintenait la chaîne du contrepoids
Le fossé intérieur
Vue sur la cour du réduit
Vue sur la cour du réduit
Une galerie du réduit
Caves à canons d'une batterie basse
L'intérieur d'une cave à canons
Emplacement pour lampe d'éclairage d'une poudrière
Amorce d'une galerie de contre-mine
(Photos J. Lebeau)
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Henri MASURELLE - Les 18 et 19 mai 1940 au Fort d'Embourg
Je me présente: Henri Masurelle, soldat milicien classe 1940, matricule 290 7492, affecté au fort de Chaudfontaine.
Le récit qui suit est en rapport étroit avec le fort d'Embourg.
Le 17 mai 1940 vers 19.30 h, lors de la reddition du fort de Chaudfontaine, nous sommes sortis par la tour d'air où les Allemands nous attendaient. En rangs par trois, les Allemands nous ont fait descendre le chemin qui conduit à Chaudfontaine.
Nous fûmes rassemblés sur la pelouse faisant face à l'entrée du Casino. Un officier allemand a demandé le plan indiquant l'emplacement des mines entourant la tour d'air. Le responsable du minage, le maréchal des logis Maurice Blavier, étant parti avec la relève, un autre maréchal des logis, Antoine Mélard, s'est présenté disant connaître les endroits où les mines étaient enfouies.
Il lui fallait deux hommes pour l'accompagner et l'aider à déterrer les mines. Etant donné que nous faisions du sport ensemble et étions amis, spontanément, il désigna le brigadier Elie Dirix et moi.
Escortés par une sentinelle allemande, nous sommes remontés vers le fort. Arrivés à la tour d'air, les pionniers allemands étaient déjà au travail et, craignant un sabotage de notre part, ils nous ont renvoyés à Chaudfontaine.
Arrivés en vue de la pelouse, à notre stupéfaction, nos amis étaient déjà tous partis et nous restions, à trois, entourés d'Allemands. Pris en charge par un Feldwebel, nous avons passé la nuit à l'Hôtel des Bains.
Le lendemain matin, toujours sous escorte, nous sommes partis tous les trois pour nous rendre à l'état-major allemand, situé dans une villa, à gauche de la route de Sprimont, environ 1 Km après le carrefour de l'Air Pur à Beaufays. Nous étions convoqués pour relire l'ultimatum qui exigeait la reddition du fort de Tancrémont et confirmer que le français employé était correct. Peu de temps après, notre ami Mélard est parti avec des officiers allemands vers une destination inconnue.
Dans le courant de l'après-midi, deux cavaliers allemands sont venus nous chercher tous les deux et, poussés par les naseaux des chevaux, nous avons été conduits au ... fort d'Embourg.
Sur la route menant au fort, nous avons constaté des dégâts aux maisons, des cratères de bombes et, en vue du fort, dans une prairie en contrebas, nous avons vu des tombes surmontées d'un casque allemand.
Au pied de la rampe d'accès vers la poterne, nous avons constaté des éboulements causés par le bombardement. Sous la poterne, figurait toujours la devise du fort. Dans le fossé du front de gorge, un décor apocalyptique: blocs de béton, gravats, terre éboulée et, se reposant sur ce site dévasté, des soldats allemands ayant participé à l'assaut du fort et dont certains avaient été décorés.
D'autres soldats allemands vidaient, hors du fort, l'infirmerie, ses médicaments, la table d'opération et même le scialytique. D'autres, terre à terre, pillaient les denrées alimentaires tant solides que liquides et emportaient tabac et cigarettes.
Alors seulement nous avons retrouvé notre ami Antoine Mélard en compagnie de deux officiers belges qui se sont présentés. Il s'agissait des lieutenants Schiffers et Bakelants du fort d'Embourg.
Des Allemands sont venus parlementer avec les officiers belges. Suite à cet entretien, nous avons été informés par nos officiers qu'il y avait un soldat belge tué à l'intérieur du fort et que nous devions l'enterrer.
Les officiers belges nous ont raconté que le soldat Georges Kirpag avait eu la tête broyée et était mort à la coupole du Saillant III.
Sous les ordres des Allemands, Mélard, Dirix et moi sommes allés creuser une tombe d'une profondeur de plus ou moins 50 cm sur le terrain situé à gauche de la rampe d'accès avant la poterne. Il paraît que la maison du 1er chef se trouvait à peu près à cet emplacement.
Après quoi, nous sommes entrés dans le fort par le sas d'entrée et avons tourné à droite dans la galerie du Saillant IV. Au bout de la galerie, se trouvait un brancard sur lequel reposait un corps recouvert d'une couverture.
Toujours surveillés par les Allemands, nous nous sommes réparti la tâche pour sortir le brancard avec le corps du pauvre Kirpag.
Il faisait noir dans ce fort que nous ne connaissions pas et nous n'avions qu'une lampe tempête comme éclairage. Nous nous sommes mis en marche vers la sortie: Mélard en tête avec la lampe; je le suivais portant le brancard et les pieds du défunt dans le dos; Dirix fermait la marche avec la tête du pauvre camarade vers lui.
En marchant synchrone avec le brancard, dans cette obscurité, à chaque pas, les pieds du défunt me bottaient les fesses. J'avais la frousse et, dans mon for intérieur, je me posais la question: est-il blessé ou mort? Le reste de ma vie, je n'oublierai jamais ce moment.
Il nous a encore fallu passer au travers du sas en inclinant le brancard; Dieu merci, le corps n'a pas bougé.
A la sortie du fort, nous nous sommes dirigés, en faisant très attention où nous marchions, vers la tombe à côté de laquelle nous avons déposé le brancard. Mélard a soulevé les pieds de Kirpag, Dirix et moi (avec appréhension par crainte de la blessure), le haut du corps et l'avons déposé dans la tombe. Sur ordre d'un des lieutenants, nous nous sommes mis au garde-à-vous et avons salué. Des Allemands qui avaient assisté à l'inhumation, alignés le long de la tombe, sur ordre d'un de leurs gradés, ont tiré une salve d'honneur.
Nous avons commencé à refermer la tombe, mais après quelques pelletées, les Allemands nous ont obligés à regagner le fort avec les officiers belges. Nous avons été, tous les cinq, enfermés dans un local de détente au début de la galerie du Saillant IV, sous la garde d'une sentinelle armée d'une mitraillette.
Nous eûmes droit à deux visites: la première fut celle d'un officier allemand venu s'enquérir où se trouvait la réserve d'eau. Le lieutenant Bakelants lui répondit que les bouteilles d'eau dans le fort constituaient la seule réserve. Après le départ de cet officier, les lieutenants nous confièrent que nous étions au-dessus de la réserve d'eau. La seconde visite fut celle d'un officier supérieur allemand qui avait dirigé l'attaque du fort (un Oberst, je crois), ruban autour du cou auquel pendait la Eisernekreuz. Il félicita les officiers pour la magnifique résistance du fort et nous offrit, à nous cinq, un énorme cigare noir qu'il nous fallut allumer et fumer (berk!).
Nous avons dormi tous les cinq dans ce local et, le lendemain, après avoir fait nos adieux aux lieutenants Schiffers et Bakelants, nous sommes partis tous les trois, sous escorte, vers Anthisnes - Malmédy - l'Allemagne.
Telle fut l'odyssée vécue par trois soldats belges du fort de Chaudfontaine qui se trouvèrent au fort d'Embourg une partie des journées des 18 et 19 mai 1940.
Avril 1990
Recueilli par "COREJOS" (Louis Levaux)
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Noël à Bastogne
Bastogne est certes une très jolie ville. Ou du moins l'était, car en ces sombres journées de décembre 44, elle n'était que décombres.
On avait beau nous raconter que le brouillard empêchait l'aviation d'intervenir, que c'était, en quelque sorte, un accident; que c'était le dernier, mais alors le tout dernier soubresaut de la bête; nous étions bel et bien piégés. L'ennemi, que l'on croyait défait, entourait la ville de toutes parts. Il n'attendait que l'occasion pour nous exterminer. D'ailleurs, ses parlementaires l'avaient bien dit à Mc Auliffe "Nous vous laissons une dernière chance. Rendez-vous. Vous serez bien traités" (c'est toujours ça qu'ils disent). "Sinon, nous vous détruirons". Notre brave général les avait proprement envoyés à la moutarde en leur lançant un "Nuts" qui n'avait guère cours dans les salons mondains.
Ouais. En attendant, nous, on ne voyait pas le bout du tunnel.
Il faisait bigrement froid. Depuis hier, la neige s'était mise à tomber. Ce n'était pas plus mal, remarquez, même que ça cachait un peu les ruines. Objectivement, c'était assez joli. Subjectivement, c'était un désastre. Il faisait froid partout et, dans le poste de secours que je m'étais bricolé dans une cave, cette poussière de neige s'insinuait partout, maculant les pansements et souillant les blessures. Les soldats pestaient contre cette blancheur qui les rendait si visibles.
"Pour une nuit de Noël, ça va être une nuit de Noël! ..." C'était Walson qui parlait. Il avait un vocabulaire un peu limité, mais c'était un bon infirmier.
"Hein, docteur, que ça va ..." - "Suffit, Walson. Si tu n'as rien d'autre à dire ..." Tout aussitôt, je regrettai d'avoir été un peu vif. Walson était un brave homme. Depuis 24 heures, il soignait sans arrêt les pauvres types qui s'étaient fait avoir. Il n'avait pas dormi, presque pas mangé. Depuis 24 heures, il n'avait marmonné que des "Misère de misère!" en soufflant sur ses doigts gourds. Et maintenant, il me regardait avec de grands yeux étonnés.
"Ecoute, Walson ..."
C'est à ce moment-là que Tuck fit son apparition. Un civil un peu loqueteux le suivait à deux pas. La porte, en s'ouvrant, déchira la couverture qui la colmatait, vaille que vaille. Allons bon. Encore une catastrophe.
"Mon capitaine, vlà un gars qui a besoin d'un docteur. Sa femme va avoir un môme. Vrai, c'est comme ça. Je lui ai dit que c'était pas le moment." Tuck avait un rire bizarre. Ce n'est pas pour rien que les soldats de la compagnie l'appelaient Donald Tuck. Mais tous les gradés ont un surnom et il ne s'en formalisait guère. "Il dit - si j'ai bien compris - que c'est pas loin d'ici, à la sortie du patelin, vers Martelange."
Non. Ce n'était pas possible. Non et non! Un accouchement! La nuit de Noël. Sous la neige. Avec, sans doute, un âne et un boeuf, avec des angelots casqués chantant des cantiques, et avec une étoile camouflée au-dessus de la grange ... On ne me la fait pas. J'ai lu des trucs comme ça quand j'étais gosse. Mais ici, aujourd'hui, non. C'est un coup monté, un gag du plus mauvais goût.
Je n'irai pas.
D'ailleurs, à la sortie vers Martelange, les routes n'étaient pas sûres. On y signalait des patrouilles. Et puis quoi, patrouilles ou pas patrouilles, je ne jouerais pas dans cette pièce. Les auteurs de la blague en seraient pour leurs frais.
Le civil, visiblement, n'avait rien compris. Ses yeux inquiets allaient de Tuck à Walson. Penaud, il évitait mon regard.
Puis, il devint volubile. A mon tour de n'y rien comprendre. Mon français scolaire était très loin. Mais l'homme devenait véhément. J'allais lui expliquer que c'était impossible, que je ne pouvais quitter le poste de secours, que d'ailleurs, je n'y croyais qu'à moitié ... Je me souvins à temps que je ne parlais pas la langue. Alors, par pure paresse, j'enfilai ma parka et je le suivis. C'est comme ça, me disais-je, qu'on devient un héros.
La marche était difficile. Les rues étaient encombrées de gravats et de toutes sortes de décombres. La neige fraîche n'arrangeait pas les choses. Vingt fois, je perdis l'équilibre et vingt fois, l'homme me rattrapa. Bientôt nous fûmes à la limite de la ville mais le bonhomme ne fit pas mine de s'arrêter. Comme je voyais deci-delà quelques soldats américains, je ne m'inquiétai pas outre mesure. Nous traversâmes des champs parsemés d'épaves. Des chars, des camions.
La neige s'était remise à tomber, accompagnant un petit vent aigrelet qui nous mordillait les oreilles. Nous marchions courbés pour offrir moins de prise aux intempéries.
Du doigt, l'homme m'indiqua l'entrée d'une cave. Sans doute y avait-il ici, naguère, une riante fermette, pleine de vie et de chaleur. Nous entrâmes.
Elle était là, couchée sur un lit de camp. Une faible bougie éclairait l'endroit. Située près du plafond, l'unique fenêtre était occultée par une couverture marquée "Wehrmacht". Il ne s'agissait pas d'un accouchement. Un éclat avait vilainement entamé le bras droit. La femme, en perdant son sang, s'en allait doucement. Il n'y avait pas grand-chose à faire. Un garrot, quelques recommandations, un peu de morphine, la promesse de revenir. De toute manière, elle n'en avait plus que pour une heure, peut-être deux. Je fis de mon mieux. En sortant, j'oubliai volontairement mes cigarettes sur la table. Le pauvre homme allait en avoir besoin.
A présent, il faisait complètement noir. La neige avait cessé de tomber. Quelques étoiles piquetaient chichement un ciel d'encre. Pas de lune. Il me suffisait de marcher tout droit jusqu'à la grande ruine que j'avais vue en venant. Puis tourner à droite. Un quart d'heure, au maximum.
Quelques coups de feu éclataient au loin, comme à regret. L'horizon rougeoyait doucement du côté de Martelange. J'avais froid et j'étais de mauvaise humeur. Qui donc avait tué cette malheureuse? Les nôtres? Les Allemands? Allez donc savoir. Un éclat, ça n'a pas de nationalité. Ca ne choisit pas ses victimes. C'est bête, indifférent, ça n'a pas d'opinion. Mais ça fauche des vies, comme ça, sans savoir. La guerre! Misère de misère ... Je pensai à Walson.
En arrivant près de la grande ruine, j'entendis des voix. Enfin. Des sentinelles, sans doute. Il s'agissait de se faire reconnaître, ces gaillards avaient la gâchette facile. Qui sait, peut-être avaient-ils une gourde de whisky? "Voulez-vous une rasade, mon capitaine?" - "Non, non, je ne voudrais pas vous en priver" - "mais si voyons par ce froid ..." - "Vous en avez assez?" - "Puisqu'on vous le dit ..." Mon gosier se réjouissait déjà.
En m'approchant, je vis qu'ils étaient cinq. Ils avaient - folle imprudence - allumé un petit feu que leurs longues capotes, en l'entourant, masquaient quelque peu. Ils parlaient à voix basse. Je dis "Hello" et ils me firent une petite place.
Il y eut un moment de silence. Le foyer crépitait faiblement. Déjà, je sentais sa chaleur me caresser les jambes; je me trouvais bien. L'un des hommes me tendit sa gourde en me disant quelque chose que je ne compris pas. Je bus goulûment. Ce n'était pas du whisky, mais c'était diablement bon.
Les soldats se remirent à discuter.
C'est alors que mes cheveux se dressèrent sur ma tête. Ces hommes parlaient en allemand! Adieu Bastogne, adieu Tuck, adieu Walson! Ma guerre s'arrêtait ici. Bientôt, je connaîtrais les camps, les barbelés. Ou pire encore. On racontait tant de choses.
Faire demi-tour, m'enfuir à toutes jambes? Il n'y fallait point penser: en campagne, je n'avais aucune chance. Alors quoi? Faire comme si j'étais un des leurs? Oui, à condition de ne pas parler, ça pouvait peut-être marcher. Mais pas longtemps. Je rendis la gourde. Puis, nerveusement, je sortis un paquet de cigarettes (j'avais des réserves). J'en offris autour de moi. Catastrophe! Des cigarettes américaines ... Tant pis. Le mal était fait. Avec l'obscurité, peut-être que ... J'allumai mon briquet et donnai du feu à mes deux voisins. Le troisième, ne voulant pas quitter sa place, me prit le briquet des mains et servit ses camarades.
Je vis alors avec terreur les grandes lettres jaunes qui ornaient le briquet: US ... J'étais pressé d'en finir. Le plus calmement que je pus, je tirai quelques bouffées. Puis je dis "Hay!" et je fis demi-tour.
Je n'avais pas fait vingt mètres que j'entendis courir derrière moi. Voilà. Le point final. Ca devait arriver. Une main se posa sur mon épaule; je me retournai lentement. L'homme me tendit ma trousse de secours. Il sourit et me dit distinctement: "You forgot your case, Sir ..."
Je ne crois guère aux miracles. Mais il y a des jours où je doute.
CESAR
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G. PIRENNE - Le chemin de la captivité(*)
(*) Note de la rédaction. Le présent récit est la suite du texte paru dans le bulletin précédent où Monsieur Pirenne, maréchal des logis au fort d'Eben-Emael, chef de poste au pont de Canne le 10 mai 1940, raconte comment il exécuta l'ordre de faire sauter le pont, puis fut blessé et fait prisonnier.
Samedi 11 mai 1940
Vers 8 h, je me réveille. Mes compagnons me donnent une tartine avec un morceau de viande et des cigarettes.
Vers 9 h, on fait sortir de la grotte tous les prisonniers valides. On n'aime pas beaucoup cela. Aussi il faut bien longtemps avant d'avoir vu l'ordre exécuté. Chacun veut rester le dernier. Sauveur me laisse la garde de sa valise et Bronckart me donne sa gourde. Il parait que c'est pour mettre les prisonniers à l'ouvrage et que cela ne durera pas trop longtemps. Les valides à peine partis, c'est à notre tour de vider les lieux. Je m'approche de la sortie. Elle est encombrée de soldats allemands puant la bière et l'alcool. Ils ont visité les cafés.
On nous dirige vers le pont de Canne. Là une partie des prisonniers est occupée à tirer de petits canons sur la berge. De l'autre côté du canal se trouve déjà un groupe de prisonniers.
Les Allemands nous font passer le canal sur des barques en caoutchouc. Je remets la valise au MDL Sauveur qui travaille. On me laisse la gourde, chose précieuse, et je suis alors le même chemin que les autres. Une odeur de gaz ou de poudre règne toujours près du pont. Non loin de celui-ci, je passe près de deux cadavres de soldats du génie. (**)
(**) Note de l'auteur. "Au cours de ma captivité, j'ai eu l'occasion de rencontrer un soldat du génie qui était resté de l'autre côté du pont. Après avoir été faits prisonniers, les Allemands les obligèrent à se mettre à genoux, têtes baissées, le long de la berge du canal. Ils s'en servirent comme parapet. Ils placèrent leurs fusils et mitrailleuses entre les prisonniers et se mirent à l'abri derrière eux. Une fois les échanges de tir terminés, ils les libérèrent tout en lâchant une rafale de mitrailleuse dans leur direction. C'est ainsi que ces soldats ont été tués. Voilà les faits que ce soldat rescapé m'a raconté."
Plus loin, d'autres sont recouverts de toiles de tente. Là nous attendons une heure environ que tous les prisonniers aient passé le canal. Les avions sont moins nombreux. Du côté du fort, la fusillade est toujours vive. On entend le sifflement des obus qui passent au-dessus de nous.
A un moment donné, je vois arriver les hommes de ma garde dont je n'avais plus de nouvelles depuis la veille au matin. Ils s'étaient réfugiés dans une grotte, y passèrent la nuit, et, tenaillés par la faim, ils étaient sortis de leur cachette. Ils m'apprirent la mort de leur camarade Hamende (un Ansois), le dernier soldat qui m'avait quitté avant de faire sauter le pont. Une auto de la Croix-Rouge allemande arrive près de notre groupe. Elle vient charger un soldat allemand assez grièvement blessé qui venait d'être amené par des soldats belges. C'est le premier ennemi que je vois atteint un peu durement par la guerre. Nous ne sommes pas les seuls à souffrir. Comme il y a encore place, on charge un soldat belge assez handicapé.
Vers 10 h 30, la colonne de prisonniers s'ébranle trois par trois, entourée de quelques Allemands. Nous traversons Canne évacué en grande partie et occupé pour le moment par l'ennemi. Ils remplissent les cafés et restaurants du village et s'empiffrent de toutes les bonnes choses qu'ils trouvent en Belgique. Nos gardiens sont assez aimables. Certains nous offrent des cigarettes, cigarillos, biscuits évidemment volés dans les maisons belges.
Un peu plus loin que l'église de Canne, la route de Maastricht est ouverte. Les Allemands ont contourné les obstacles créés par notre Génie en se traçant un chemin à travers les prairies qui bordent la route. La pente est assez raide, ce qui n'est pas toujours facile pour leurs charrois. Aussi ils n'hésitent pas à commander des prisonniers pour les tirer d'embarras.
Nous arrivons dans une prairie où sont installés, sous le couvert des arbres, des petits mortiers de tranchée. Evidemment, ils nous parquent derrière eux, deux mitrailleuses dirigées vers nous pour éviter toute tentative de fuite ou des actes contraires à leur sécurité.
Le commandant qui dirige ce groupe parle un peu le français et nous adresse un petit discours:
"Les Allemands n'en veulent pas aux Belges. C'est surtout aux Anglais que va leur haine. Ce n'est pas pour son plaisir qu'il fait la guerre. II aimerait beaucoup mieux être près de sa femme et ses enfants. Pour être tranquille chez soi, il faut détruire les capitalistes, les Juifs, les marchands de canons, etc."
Quelques imbéciles, pris par je ne sais quel sentiment, ont le culot d'applaudir à ce discours.
On forme deux groupes, les valides d'un côté puis les blessés de l'autre. Un militaire allemand est près de nous. Il fait chercher dans une maison voisine quelques couvertures et des vêtements pour nous couvrir. Deux Allemands passent ensuite parmi nous et nous donnent à chacun une poignée de bonbons et une poignée de raisins secs. Ce que je ne dédaigne pas car je commence à avoir faim.
Quelques vaches courent affolées dans la prairie. Des prisonniers tâchent de les attraper pour les traire.
D'un autre côté, arrive étendu sur une charrette à bras un Grenadier qui doit énormément souffrir. On le couche dans l'herbe. L'infirmier allemand s'approche de lui avec sa malle, lui fait une piqûre et nous fait un signe de mauvais augure. Il est étendu à quelques pas de moi. Il se tord encore pendant quelques instants. Je le vois encore dans sa dernière contorsion, le visage tiré et un rictus horrible, puis retombe. Quelques instants après, le soldat allemand l'examine de nouveau puis le recouvre d'une toile de tente. Il est mort. Une demi-heure après, quelques prisonniers creusent sa tombe. Deux morceaux de bois sont assemblés pour faire une croix. Un aumônier, prisonnier également, l'enterre, entouré des autres prisonniers.
Le long de la route qui longe notre prairie, défile un bataillon de fantassins allemands. Ils tractent leurs petits canons eux-mêmes. A un moment donné, j'en vois quelques-uns qui s'emparent d'un cochon d'une ferme voisine et le jettent dans une de leurs charrettes. Ils ne volent pas!
Quelques camionnettes commencent à retourner à vide vers l'arrière. Une s'arrête et charge une partie des blessés, surtout les éclopés. Quand je me présente, le camion est rempli.
Un quart d'heure plus tard, arrive un docteur hollandais revêtu de sa blouse blanche. Il s'approche de moi, me demande si ma blessure réclame une intervention immédiate et, sur ma réponse négative, m'invite à me rendre à un endroit où se trouvent deux gros camions d'une firme hollandaise mis à la disposition de la Croix-Rouge. Trouvant ma mine sans doute assez défaite, il me fait monter à côté du chauffeur.
Dans Canne, des groupes d'Allemands visitent toutes les maisons et ramassent tout ce qui les tente.
Le camion nous conduit par Caster à Maastricht. Les habitants sont sur leurs portes et nous regardent passer. Ils ont l'air assez atterrés. L'auto s'arrête à un hôpital de Maastricht où une soeur nous reçoit, demande notre nom, prénom, la religion pratiquée et la nature de la blessure. On me dirige dans le couloir de la radiographie. Je m'assieds sur un banc en attendant mon tour. A côté de moi, se trouvent d'autres blessés belges et allemands. En face de moi, sur un brancard, est étendu un soldat allemand, la figure ensanglantée, gémissant, et qu'un père assiste en lui donnant l'extrême-onction.
Dans le couloir, défilent à tout bout de champ des brancards roulants qui pénètrent dans la salle d'opération. A ma gauche, dans un fauteuil, est assis un lieutenant d'un régiment Cyclistes qui a la mâchoire inférieure enlevée.
Des dames passent également avec des tartines beurrées et du café qu'elles nous distribuent tout en nous réconfortant. La plupart de ces dames tiennent avec nous. Elles nous glissent de temps en temps des nouvelles reçues par la TSF et nous mettent en garde contre les racontars des Allemands.
Vers 16 h, mon tour arrive pour être radiographié. Le docteur me dit que j'ai beaucoup de chance car aucun os n'est atteint. La balle, entrée par l'épaule gauche, a rasé mon omoplate. Il me donne mon papier et je me dirige vers le cabinet des docteurs belges.
Dans un couloir, je rencontre un soldat du fort qui m'apprend, à ma grande stupeur, que le fort s'est rendu. Chose incompréhensible mais qu'il faut bien admettre puisqu'il en sort également amoché.
Deux docteurs belges s'affairent dans leur cabinet et pansent les blessures à tour de bras. On me met quelques points de suture.
Une soeur me conduit alors dans une salle de l'hôpital où on a préparé des lits à même le sol. Je me déshabille et on me change complètement de linge. Je revêts la chemise d'hôpital et me glisse dans des draps bien blancs et sentant bon. Cela me change fameusement. A mes côtés sont couchés deux autres blessés qui se reposent et la conversation ne s'engage pas.
Bientôt la nuit arrive, tout semble dormir. De temps en temps, quelques gémissements, quelques plaintes. De mon côté, je m'assoupis et m'endors.
Dimanche 12 mai
Quand je m'éveille, je vois au bout de la chambre de l'hôpital un prêtre et son acolyte qui distribuent la sainte communion à ceux qui le désirent. C'est le dimanche de la Pentecôte. Quelques instants après, une infirmière passe avec des tartines beurrées. Au cours de l'avant-midi, on eut encore quelques émotions. Des avions alliés survolèrent la ville et lâchèrent quelques bombes dans les environs du pont sur la Meuse. Durant ces quelques minutes, la DCA allemande fut très active. Grâce à Dieu, il n'y eut pas de casse dans les environs de l'hôpital.
Vers 11h, un docteur vint examiner tous les blessés. Il fit un triage entre les blessés suivant la gravité de leurs blessures. Comme ma blessure n'était pas très grave et me laissait encore assez bien de liberté de mouvement, on me fit savoir que je devais me tenir prêt à quitter l'hôpital pour un autre hôpital auxiliaire.
A l'heure de midi, on me servit un dîner chaud, viande, pommes de terre, légumes.
Vers 2 h, une soeur vint m'aider à m'habiller. Elle me donna une nouvelle chemise, la mienne étant en lambeaux. Après avoir fait un brin de toilette, je me rendis dans la cour de l'hôpital. Là, on nous chargea plusieurs dans une camionnette et on nous conduisit dans une école.
J'y retrouvai plusieurs compagnons du fort, entre autres Dieudonné Londoz qui, lui, avait été blessé sur le massif au cours de l'attaque du fort. Les ambulancières se dévouèrent sans compter pour soulager les blessés. La salle de gymnastique de l'école était transformée en dortoir. La Croix-Rouge de Maastricht avait apporté une grande quantité de matelas de la fabrique locale et les avait étendus dans toutes les salles.
Plusieurs ambulancières circulaient continuellement avec du thé ou de l'orangeade; d'autres aidaient les blessés à se déplacer ou bien allaient en ville chercher des douceurs, oranges, chocolat, etc. J'en profitai pour faire acheter quelques oranges.
Dans cet hôpital, il y avait très peu d'Allemands; l'entrée n'était même pas gardée. Dommage qu'on est handicapés.
Au cours de l'après-midi, il y eut encore quelques alertes et quelques essais de bombardement du pont.
La soirée fut calme. La Croix-Rouge récolta les lettres des prisonniers adressées à leurs parents. Tout le monde se coucha de bonne heure.
Lundi 13 mai
Le temps est toujours favorable aux Boches. Il fait beau. Au cours de l'avant-midi, les blessés passent par ce qui sert de cabinet du médecin pour recevoir une piqûre antitétanique. Durant le reste de la journée, on se rend d'une salle à l'autre à l'affût de nouvelles ou pour questionner les nouveaux arrivants.
Mardi 14 mai.
Un médecin hollandais passe ce jour-là pour visiter les blessés. Après sa visite, un groupe est formé. Dans l'après-midi, ce groupe se rassemble en rangs de trois et nous quitte probablement pour l'Allemagne. A partir de ce jour, on plaça des gardes allemands à la grille d'entrée et à l'intérieur du bâtiment.
Mercredi 15 mai
Ce jour-là, il y eut encore un départ. Je me défilais car je n'étais pas pressé de quitter l'école qui nous servait d'hôpital. Cependant au cours de l'après-midi, les ambulancières nous donnèrent une double ration de pain. Probablement, nous allions partir aujourd'hui. Le soir arriva et nous étions toujours là. Tant mieux, encore un jour de gagné.
Jeudi 16 mai
Le moment est arrivé. Il va falloir quitter Maastricht.
Vers midi, rassemblement dans la cour de l'école; puis le départ. Promenade de tous les éclopés à travers la ville. Sur notre passage, la foule regarde tristement le cortège. Certaines personnes nous donnent des douceurs; d'autres nous font un petit signe d'amitié de la main.
A notre groupe sont venus se joindre d'autres groupes des différents hôpitaux auxiliaires de la ville. Nous sommes maintenant environ 300. Le temps est toujours beau. Des convois allemands filent en sens inverse. Nous passons sur le pont de la Meuse qui est déjà réparé. Nous arrivons à la gare. Les chefs sont déjà allemands. On en voit quelques-uns avec leur casquette rouge, qui donnent des ordres.
Après un quart d'heure d'attente sur le quai, une rame de wagons s'amène. Ce sont des wagons de 3ème classe. L'ordre est donné de nous embarquer. Où allons-nous? Combien de temps va durer notre voyage? Quand pourrons-nous rentrer chez nous? Mystère!
Le train démarre lentement. La seconde étape commence. Quand le train traverse un village, des grappes de Hollandais sont suspendues aux barrières ou aux clôtures. Tous agitent leur mouchoir et lancent des cris de réconfort.
Nous traversons Sittard. Depuis que je suis prisonnier, une idée me hante: m'évader à la première occasion favorable. Seulement ma blessure me handicape. Pour le moment, le seul moyen est de sauter du train en marche. Devant, au milieu, à l'arrière du train, sont postées des sentinelles. Attendons un moment favorable.
Irions-nous à Aix? Cette direction me plait; elle m'approche de mon pays. A un moment donné, le train ralentit. Il traverse un petit bois. N'est-ce pas le moment de mettre mon projet à exécution? Je mets la main sur la poignée de la portière, j'hésite et je ne sais pour quelle raison je laisse passer l'occasion. Ai-je été bien inspiré? Peut-être.
Depuis hier soir, nous n'avons plus rien reçu en fait de ravitaillement. J'ai gardé quelques oranges. La faim commence à se faire sentir. A trois, quatre, nous mettons ce que nous avons en commun. Ce n'est pas grand-chose: 3 oranges, 2 ou 3 biscuits et une boite de lait condensé. Cependant cela suffit pour apaiser momentanément notre faim. Je garde précieusement les pelures d'orange. Ce sera le menu de mon prochain repas.
Vers 6 h, nous arrivons à Kerkrade, dernière gare hollandaise avant la frontière allemande. Nous passons la frontière et entrons dans la gare d'Herzogenrath. Nous restons en gare jusqu'à la tombée de la nuit. Durant ce temps, plusieurs trains transportant du matériel et des hommes passèrent dans la gare. Sur les quais, plusieurs dames de la Croix-Rouge circulaient avec des cruches de soupe et de café. Mais tout cela était pour les soldats allemands. Cependant quelques prisonniers eurent la bonne fortune de recevoir un fond de cruche.
Au crépuscule, le train démarra, direction N-E. Avant l'obscurité, nous pûmes apercevoir les premières défenses de la ligne Siegfried.
Au cours de la nuit, on entendit dans le lointain des moteurs d'avions et le bruit d'un bombardement. De nombreux phares sillonnaient le ciel. Le train s'arrêta quelques instants dans une grande gare. Ce devait être celle de München-Gladbach. Dans le train, plusieurs camarades s'étaient étendus dans les couloirs pour dormir quelque peu. Vers 2h, je m'endormis.
Vendredi 17 mai
Le matin, quand j'ouvris les yeux, il faisait déjà bien clair. Le train roulait toujours.
Vers 11 h, il s'arrêta dans une gare qui paraissait assez petite. C'était la gare de Hemer. Le débarquement fut ordonné. En rangs par 6, on nous conduisit à travers la ville. Les gens nous regardaient passer en rigolant. Ils ne rigoleront pas toujours!
Nous arrivons après 10 minutes de marche au camp. Au centre, un grand bâtiment de plusieurs étages non encore achevé. On y travaille toujours. Sur les côtés, de longs baraquements en planches et briques. On parque tous les prisonniers du convoi dans un terrain vague. Le soleil n'est pas sorti. Un vent froid souffle. Je m'enveloppe dans ma couverture. On a faim. Nous sommes là au moins 500.
Après une demi-heure, deux Allemands arrivent avec une cuve en bois remplie d'une certaine soupe. Tout le monde se précipite vers l'endroit où a été déposé le baquet. On se bat presque pour être au premier rang. Ceux qui ont emporté des gamelles sont les plus heureux. Ils peuvent être servis. Les autres se tourneront les pouces. J'étais parmi eux.
A un moment donné, un interprète cria: "les blessés par ici". Je me dirigeai vers le lieu de rassemblement et, de là, un Allemand nous conduisit à l'infirmerie. L'infirmier et l'aide infirmier étaient des prisonniers polonais. On me donna un bassin émaillé et une cuillère. On me remplit ce bassin de soupe composée de gruau, de carottes et pommes de terre coupées mais non épluchées. Ce plat, je ne le mangeai pas mais je le dévorai. Comme il en restait encore un peu au fond du seau après la tournée, je pus encore avoir un fond de bassin. Ma faim était apaisée.
Dans la salle d'attente, il y avait un feu qui était tout à fait le bienvenu. Mon tour vint de me faire examiner. C'était un médecin polonais. Après la visite, on nous conduisit dans un baraquement réservé aux blessés. On nous introduisit dans une salle d'une douzaine de mètres de large et d'une vingtaine de long. Il y avait un gros poêle au milieu et les lits étaient disposés en 4 rangées. Chaque lit était recouvert de draps de lit et d'une couverture glissée dans une housse de toile blanche et bleue à carreaux. Le fond du lit était en planches et le matelas, un sac de paille. Comparés aux autres prisonniers, nous étions très bien car eux n'avaient rien et devaient se coucher à même le sol.
Vers 6 h, deux prisonniers polonais nous apportèrent du café, un bout de pain et du sirop. L'Allemand attaché à notre baraquement surveillait la distribution.
Samedi 18 mai
La vie de Lazaret commence à se dérouler.
Le matin, un jeune médecin allemand visite tous les blessés. En général, il nous soigne très bien. Les produits pharmaceutiques ne font pas défaut. Un lavoir se trouve près de notre salle. On nous donne du savon. Cela nous permet de nous laver et de faire une petite lessive.
Je trouvai dans le bac à charbon un peu de laine. Je m'en emparai pour repriser mes bas qui en avaient besoin. Notre gardien était assez aimable. Il n'avait pas l'air nazi 100 %. Il veillait à ce que nous soyons bien.
D'autres prisonniers vinrent au cours des jours suivants occuper les baraquements situés près du nôtre. Une grande partie appartenait au personnel de l'hôpital du IIIe Corps d'armée qui avait été ramassé en bloc. D'autres venaient des forts d'Embourg et d'Evegnée. Une grande partie de notre temps se passait à questionner ces prisonniers sur ce qu'ils avaient fait, comment ils avaient été pris.
Durant leur séjour au camp, tous ces prisonniers devaient passer une visite médicale et ensuite passer à la désinfection. Au cours de ces opérations, certains Allemands s'emparaient de ce qui leur convenait ou ce dont ils avaient envie. Aussi, comme les blessés étaient dispensés de cette visite, beaucoup de prisonniers nous donnaient leurs cigarettes. A ce moment, les prisonniers devaient aussi remettre tout ce qu'ils possédaient en fait d'argent. Un reçu leur était remis.
Un jour, un sous-officier allemand parlant très bien le français avec un accent parisien vint faire le relevé de tous les soldats qui avaient combattu à Eben-Emael. Je ne me présentai pas. Le bruit courait dans le camp que ceux d'Eben-Emael avaient été mis à part et qu'il leur était défendu de communiquer avec d'autres. Le jour suivant, ce même sous-officier vint visiter ces soldats, prit leur argent, fouilla leurs effets et les isola dans une autre salle.
Certains prisonniers trop chargés commencèrent à distribuer ce qu'ils avaient en trop. C'est ainsi que je reçus une chemise, vêtement très bien venu qui me permettra de changer de linge.
Comme voisins de lit, j'avais d'un côté un étudiant en médecine de l'Université de Bruxelles et de l'autre un garde-frontière qui, le 10 mai, était de garde au pont de Vroenhoven. Son poste avait été attaqué au lance-flammes et il avait la figure brûlée.
Dans notre salle se trouvaient aussi deux soldats du génie qui avaient été pris sur la rive Est du canal et qui m'ont raconté le sort que leur avaient réservé les Allemands sur les berges du canal, événement relaté précédemment.
Nous vécûmes dans ce camp jusqu'au dimanche 26 mai, avec comme ravitaillement, du malt le matin, de la soupe plus ou moins épaisse à midi et un bout de pain le soir, accompagné de sirop, parfois du fromage ou de la margarine.
26 mai 1940
Le matin, nous reçûmes l'ordre de nous apprêter à partir. Un peu après midi, on vint nous chercher. A l'autre bout du camp, un grand nombre de prisonniers étaient rassemblés. Tous avaient reçu un bout de pain plus gros qu'à l'ordinaire sauf nous. Un d'entre nous se mit à la recherche de notre infirmier pour lui faire remarquer cet oubli. Il semblerait que nous allions partir pour un assez long voyage et nous n'avions pas envie de mourir de faim en route. On a eu la bonne fortune de trouver notre Allemand qui fit le nécessaire pour qu'on nous distribue du pain et de la caillebotte.
On nous fit défiler devant quelques "Schweinehund" qui nous enlevaient ce qui leur semblait être de trop. Je pus conserver ce que j'avais, c'est-à-dire une couverture, une chemise de rechange et une gourde.
Devant la caserne, un orchestre militaire allemand donnait un concert. A un moment donné, il entonna le "Deutschland über alles" et la colonne de prisonniers s'ébranla. Les cochons! Au son de cet air infâme, nous défilions dans les rues de la ville pour arriver enfin à la gare.
Les blessés avaient été mis à part et un wagon spécial de 3ème classe leur était réservé. Les autres étaient entassés dans des wagons à bestiaux. Je m'installai dans un coin près d'une fenêtre. Au-dessus de moi, se trouvait affichée une carte de la partie ouest de l'Allemagne avec toutes les lignes principales de chemin de fer. Cette carte nous permit de voir vers où l'on nous conduisait.
Le train traversa un pays industriel ayant un peu le même aspect que la région liégeoise. De nombreux postes d'observation de la DCA surplombaient toutes ces régions. La Westphalie est une vaste plaine de champs coupée de temps en temps par une étendue boisée. Très souvent il nous arrivait de traverser de grands espaces sans voir des fermes ou des maisons d'habitation, ... et on parle d'espace vital!
A Hamm, le train stoppa pendant quelque temps. En face de l'endroit où notre train stationnait, se dressait une grande usine où, sur le mur d'entrée, était écrite en grand, à la chaux, la fameuse phrase "Nous ne capitulerons jamais!" ... C'est ce qu'on verra!
Autour de cette gare, j'aperçus aussi pour la première fois quelques ballons de barrage. Bientôt le train démarra et notre voyage se poursuivit à bonne allure sur la ligne de Berlin.
Vers 21 h, le train entra dans la gare de Hanovre. Il y stationna jusqu'à la tombée de la nuit, c'est-à-dire vers 22 h.
Pendant cet arrêt, l'officier qui convoyait le train ordonna à ses soldats de remplir nos gourdes d'eau. Certains n'exécutèrent pas cet ordre de gaieté de coeur. Plus d'un, après avoir rempli les gourdes ou les bouteilles qu'on leur avait tendues, versèrent le contenu à terre avant de les rendre. Ils sont des plus aimables!
Après Hanovre, le train changea de direction. Maintenant, il prenait plutôt la direction du nord. Comme la nuit était tombée, je ne savais plus lire la carte affichée dans le compartiment ni me rendre compte où la ligne empruntée nous conduisait.
Après environ 1 h 1/2 de marche, le train stoppa de nouveau. Des ordres retentirent dans la nuit. On était arrivés à destination. Sous une "lumerote", je pus lire sur une pancarte le nom de "Fallingbostel". C'était le nom du village ou de la ville qui allait nous héberger!
En colonne par 6, on démarre, on marche, on trébuche. On lance un petit juron. On tient précieusement son petit baluchon. Après une demi-heure de marche, on longe des fils barbelés, on contourne quelques baraquements montés sur pilotis; le contour du camp est éclairé. Bientôt une grande barrière garnie de barbelés s'ouvre et la colonne de prisonniers fait son entrée dans le camp.
Notre petit groupe est dirigé vers le Lazaret du camp. Nous sommes accueillis par des aboiements. C'est un chef allemand qui donne ses ordres. Après quelques pérégrinations dans l'obscurité, je me trouve enfin dans une chambre. Elle contient une dizaine de lits du même genre que ceux du camp d'Hemer.
Lundi 27 mai
On se lève quand on veut. Après le lever, reconnaissance des lieux. Le Lazaret est séparé des autres parties du camp par des barbelés. Derrière le camp, s'étendent des bois qui limitent notre horizon. A une trentaine de mètres de notre baraquement passe une route. Cette route divise le camp en deux grandes parties. L'une est réservée aux prisonniers, l'autre aux soldats allemands.
Tous les baraquements sont du même modèle, les sous bâtiments en maçonnerie, le reste en planches peintes d'une couleur jaune crème. Les toits sont recouverts de papier goudronné. Sur les nôtres, est peint un grand insigne de la Croix-Rouge.
Nous sommes consignés dans notre baraquement et, pour ce jour-là, notre exploration est limitée à ce qui nous entoure immédiatement. Les jours suivants, il nous fut permis de nous promener dans l'enceinte du camp. Les endroits où l'on rôdait le plus volontiers étaient les environs de la cuisine à l'affût d'une aubaine.
Je rencontrai parmi les blessés un ancien élève du Collège de Herve, Oscar Huynen de Spa et, parmi les docteurs, Christian Leduc, un de mes condisciples. Je fis la connaissance de Monsieur Nibus de Mauhin et trouvai étendu sur un lit de l'hôpital Monsieur Doelen (un civil) qui avait échoué ici, quoique paralysé des jambes. Pourquoi avait-il été emmené? Mystère! Les soins étaient donnés par des médecins belges. La pharmacie de notre Lazaret n'était pas trop fournie. Pour favoriser la cicatrisation de ma plaie, on me conseillait d'exposer mon dos au soleil.
(A partir de ce moment, jusqu'au 25 juin 1940, je n'ai plus de texte écrit. Des notes écrites finement au crayon sont consignées dans un petit bloc-notes, et n'ont jamais été épluchées depuis 1940).
G. Pirenne
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Julien HERMAN - Ma campagne de mai 40
LE REVEIL
J'avais onze ans et trois mois, et j'habitais à Petit-Rechain, rue de Battice, exactement en face du garage des autobus de la société "Le Perron". Cette nuit-là, celle du 9 au 10 mai 1940, mon sommeil, profond et paisible comme celui de tous les gosses, s'achevait sur un rêve: ma mère, penchée sur moi, me disait ...
J'ouvris les yeux. Ce n'était pas un rêve! Un intense vrombissement, bien réel, emplissait l'air, faisant vibrer la maison. Au clocher de l'église, les sirènes hurlaient lugubrement. Penchée au-dessus de mon lit, ma mère me disait d'une voix toute tremblante: "Lève-toi m'fi, c'est la guerre!"
La guerre? Pour moi, la guerre, c'était autre chose que ce qu'elle semblait être depuis le 3 septembre 1939: quelques escarmouches entre patrouilles françaises et allemandes en avant de la Ligne Maginot; cent mètres de terrain conquis puis abandonné; quelques images du "front", dont je me délectais lorsque ma sœur Berthe, rentrant de son travail à Verviers, rapportait l'hebdomadaire "Match".
Pour moi, la guerre, c'étaient les crimes abominables perpétrés par des soldats allemands en 1914, à Herve et ailleurs. En effet, quelques années auparavant, maintes fois j'avais entendu le récit de toutes ces horreurs: alors que, âgé de quelque quatre ans, sagement assis sur un "passet" dans un coin du salon de coiffure qu'exploitait mon père, rue Moreau, à Herve, j'écoutais les conversations des "grands", témoins ou presque victimes, vingt ans plus tôt, de la Furor Teutonicus des soldats gris, retardés "nach Paris" par la mortelle précision des canons du fort de Fléron.
Ces atrocités allemandes de 1914 traversèrent mon esprit tel un éclair fulgurant, cependant que je bondissais de mon lit, en cette aube radieuse du 10 mai 1940. Enfilant en vitesse mes vêtements, je courus à la fenêtre où m'attendait un spectacle tout nouveau pour moi: des dizaines d'avions passaient à haute altitude, volant plein Ouest et laissant, sur l'azur du ciel, de longues traînées blanches de condensation.
A travers leur intense bourdonnement, je perçus tout d'abord les voix familières des voisins, eux aussi réveillés et scrutant le ciel. "Regardez un peu ici!". "Regardez un peu là-bas!". Toute la maison était d'ailleurs en émoi. Mon frère Joseph dévalait de la mansarde où il couchait. Ma sœur Berthe quittait tout juste la chambre qu'elle partageait avec ma grand-mère maternelle, tandis que ma mère s'efforçait, tout en l'habillant, de rassurer mon petit frère Henri, infirme de quatre ans en demi, incapable de se lever sans aide, et dès lors plus traumatisé que quiconque par ce remue-ménage inquiétant.
Je fus bientôt dans la rue, où mon père s'était joint aux nombreux badauds intrigués. Il était, je pense, environ 5 heures du matin. Les escadrilles continuaient à passer imperturbablement. De temps à autre, comme pour rectifier son alignement dans la formation, un avion virait en miaulant, puis le ronronnement reprenait son rythme régulier, menaçant ...
C'EST LA GUERRE!
Le temps passait vite, tandis qu'une nouvelle courait de bouche en bouche : "C'est la guerre!". Une nouvelle dont nul ne connaissait l'origine. Mais qui donc prétendait que c'était la guerre? Car, quelle était la nationalité de tous ces avions? Où allaient-ils? D'où venaient-ils?
Du reste, Adolf Hitler, Führer de l'Allemagne, ne venait-il pas encore de garantir, de la manière la plus formelle, la neutralité de la Belgique? Si bien que la veille, le jeudi 9 mai, toutes les permissions et congés avaient été rétablis dans les casernes belges. Et, dans une atmosphère dès lors plus sereine, André Bastagne, fiancé de ma sœur, soldat milicien de la classe 1939, avait regagné la caserne du fort de Battice après avoir dit - on l'évoquerait plus tard comme une sorte de prémonition - : "Jusqu'à demain ... ou après ... ou après ... ou après ...". De toute manière, dimanche, ce serait la Pentecôte, une fête de deux jours que la température véritablement estivale rendait pleine de promesses.
On se rappela subitement - mon futur beau-frère l'avait déclaré maintes fois - que l'incendie des baraquements/caserne abritant la garnison de Battice serait le signe confirmant avec certitude l'état de guerre.
Je courus aussitôt sur la chaussée de Battice, jusqu'à l'endroit nommé "Pont d'Arcole", près du château d'eau de Petit-Rechain. De ce lieu situé à moins de 100 mètres de notre habitation, la vue portait, au N-E, jusqu'aux abords de Battice.
Quelques villageois du coin fixaient l'horizon, atterrés, incrédules: les baraquements du fort de Battice étaient en flammes! Le ciel était entre-temps redevenu silencieux, mais le doute ne semblait pourtant plus permis: C'était la guerre. Et j'avais très peur ...
Je ne mangeai rien ce matin-là; tout au long de mon existence, il en serait d'ailleurs ainsi dans mes moments d'intense émotion. Ma sœur "tchoulait" (pleurait) beaucoup. Ce n'était qu'un début, mais je ne parvenais pourtant pas à m'y habituer vu que je ne comprenais encore rien à l'Amour ...
Dix mai 1940, six heures du matin, je pense (?). Une détonation déchire un silence sans cesse plus pesant: le fort de Battice ouvre le feu! Le décor était planté; on pouvait lever le rideau sur la deuxième tragédie du 20e siècle. Ainsi ce fort, ce géant de béton et d'acier dont les pieds prenaient appui à quelque 35 mètres sous terre et dont les massives casemates avaient tant de fois exalté mon imagination d'enfant, allait servir, comme ses semblables de la position fortifiée de Liège en 1914, à barrer aux Boches la route de Paris! Essayer, à tout le moins ...
Ma sœur se décida à aller aux nouvelles chez les parents de son fiancé; ils habitaient à peu de distance, au terminus même du tram n° 2 "Rechain - Dison - Stembert" (ce bon vieux tram ronronnant, appelé, par le "progrès", à être remplacé en 1962 par un autobus polluant...).
Eux savaient parfaitement à quoi s'en tenir. Et il s'avéra que c'est par eux que s'était propagée dans le village, jusqu'à nous finalement, la fatidique nouvelle "C'est la guerre". Voici comment: André Bastagne avait été commandé, dans la nuit, pour descendre à vélo jusqu'à Verviers, afin de remettre en mains propres, à une douzaine de militaires de carrière, l'ordre de rejoindre d'urgence le fort.
Mission accomplie, il était parvenu, en tirant quelques coups de feu avec son pistolet GP, à réveiller ses parents pour les informer. Après leur avoir abandonné sa bicyclette, il avait arrêté une voiture automobile pour regagner Battice au plus vite. D'abord incrédule, sinon terrorisé face au redoutable pistolet braqué sur lui, le chauffeur (qui se rendait en vacances ...) s'était exécuté, avait donc fait demi-tour à l'entrée de Battice et était reparti vers Verviers, pleins gaz ...
Nous attendions impatiemment le "journal parlé" de la radio, de l'INR, ainsi qu'on désignait alors la radio belge. A 6 heures 30, succédant à l'indicatif musical familier (quelques notes de "Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille", de Grétry) et à la ritournelle de "La Brabançonne", une voix grave sortit de notre (premier) récepteur de TSF, un SBR que mes parents avaient acheté en 1938, alors qu'un certain Hitler commençait à se mettre en vedette de l'actualité politique.
Quarante ans plus tard, je ne me souviens plus de tout ce qu'a pu raconter ce "journal parlé" historique, mais je garantis, mot pour mot, l'exactitude de sa première phrase, jaillie par tant de fenêtres déjà ouvertes sur un matin radieux: "Sans ultimatum, sans note, l'Allemagne a attaqué ce matin la Belgique, la Hollande et le Luxembourg". Dans le même communiqué, une autre phrase nous frappait comme une agression personnelle car elle concernait le terroir ancestral: "La gare de Jemelle est en flammes".
Ce fut à partir de ces informations de source officielle que le village prit une physionomie nouvelle. Bientôt les premiers fuyards se mirent à passer vers l'Ouest, à pied, à vélo, en voiture parfois. Isolément ou par familles entières, lourdement harnachés de sacs, ployant sous d'énormes valises, à la fois muets d'inquiétude et ravis d'être en route ... vers l'Inconnu.
C'est quand je voyais passer les gens que ma propre détresse augmentait, car, fort curieusement, c'est dans la présence d'étrangers que je trouvais quelque réconfort. Ma famille seule ne me rassurait pas, et je ne cessais de gémir pour que l'on se mît en route, nous aussi, comme un tel, comme les X, comme les Y, comme les Z, que je venais de repérer dans le cortège sans cesse plus nombreux des heureux "partants".
Mais j'avais beau pleurer et supplier, mes parents semblaient indifférents à la panique se généralisant, au réflexe moutonnier bien connu. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi mon père, confronté à la barbarie allemande en 1914 (NB: après l'incendie de sa maison, c'est par miracle qu'il avait échappé, avec ses père, frères et sœurs, au sort tragique de ses voisins, fusillés à Labouxhe/Mélen ...), ne paraissait pas la redouter en 1940. Peut-être n'était-ce que l'appréhension de falloir courir les routes avec son enfant infirme, qui motivait ses hésitations.
L'exode moderne, celui de 1940, était donc bien en cours, sur un fond de détonations de plus en plus nourries lesquelles, nous parvenant des quatre points cardinaux, indiquaient que l'artillerie de Battice n'était plus seule dans la danse. Tantôt, c'était un coup sonore et sec tel un coup de départ, tantôt c'était comme le rugissement d'une arrivée, où on croyait même parfois déceler une dégringolade de pierres et de briques. Où? Impossible de le supputer.
Des avions vrombissaient à nouveau très haut dans le ciel, mais plus dispersés qu'à l'aube. Pas un instant, l'idée ne m'effleura d'aller voir si l'école était ouverte, alors que l'heure de m'y rendre était déjà passée: les événements rendaient cette chose dérisoire.
Ce matin-là, Walthère Derouaux, le brave garde champêtre de Petit-Rechain, avait fort à faire, on le devine. Il courait partout, l'air grave et soucieux. Il vint chez nous pour notifier à mon grand frère (dix-huit ans et demi), l'ordre de se présenter au rassemblement des jeunes gens du village, évacués obligatoires parce que proches de l'âge de porter les armes. Peu après, ayant réuni un peu de linge et quelques victuailles, Jojo nous embrassa et alla rejoindre ses camarades; un autobus du "Garage du Perron" les emmena vers une destination inconnue. Mes onze ans ne perçurent évidemment pas combien ce départ fut pénible pour mes parents, voyant leur fils - un enfant encore - déjà et brutalement sélectionné pour la guerre, pour la Mort peut-être.
Le départ de "grand frère" me troubla donc peu, me valut même un brin de jalousie pour celui que son âge habilite à "rendre les coups", et ... accrut encore ma peur ainsi que mon exaspération devant père et mère toujours indécis.
Sans cesse dehors et constamment aux aguets, je ne perdais rien des préparatifs des voisins proches, ni de leur départ. Lentement, inexorablement, le quartier rue de Battice (la nôtre!), rue de Dison, rue Bonvoisin, rue L-B Dewez, place Xhovémont, se vidait de ses habitants. Seuls restaient généralement quelques vieillards, inconscients du danger ou peu attachés à un avenir que l'âge ... plaçait déjà fort loin derrière eux.
Quelques soldats belges à vélo arrivèrent de la direction de Dison; harassés par l'effort de la montée sous un soleil déjà ardent, ils mirent leurs fusils en faisceaux et se laissèrent choir juste sur le trottoir assez large qui courait devant nos fenêtres, dans l'ombre de la maison. C'étaient des gars porteurs du béret bleu foncé; on les appelait des "garde-frontière". A mon vif désappointement, ils ne tardèrent pas à se remettre en route, vers Battice.
Puis ce fut l'arrivée inopinée (à vélo) du frère de ma mère, mon oncle Albert Fassotte; il venait embrasser sa mère avant d'aller faire son devoir. Je n'appréciais guère la visite de l'oncle, compte tenu du nouveau retard qu'elle apportait à notre éventuel départ; décidément, seuls les membres de ma famille ne semblaient pas pressés de fuir vers l'Ouest! On discuta des événements, des perspectives, des nouvelles et des rumeurs. Que de temps encore perdu, alors que, pour sûr, les Barbares s'avançaient vers nous !
Enfin décidée, en tout état de cause, à se retirer dans sa maison qu'elle possédait encore "à Halleur", actuelle route de Mariomont, territoire de Stembert, ma grand'mère s'ébranla - ce qui semble indiquer que les trams continuaient à circuler (?) - bientôt suivie par son fils. Quelle heure était-il à ce moment? Dix heures du matin, je pense.
LE DEPART
Les parents du fiancé de ma soeur se préparant à partir eux aussi, les miens décidèrent alors que nous partirions en même temps. Alleluia! On ne dut pas insister pour me faire aider aux préparatifs, lesquels furent seuls capables de me faire quitter la rue, où j'errais depuis l'aube.
Les choses à emporter ne manquaient pas, d'autant que dans l'appréhension lucide de la dernière, la toute dernière guerre, ma mère avait stocké, notamment, des haricots, du sucre, du macaroni, du savon, même. Mais pour ne pas avoir bien compris le problème des priorités, j'eus droit à une sévère réprimande à l'instant où je glissais sereinement dans l'une des valises ... mes albums d'images "Chocolat Aiglon". C'était, à l'époque, tout mon patrimoine mobilier. A regret, je dus retirer mes albums.
Et le chat? Un beau "Arlequin" qui me regarda, fort perplexe, quand, dûment autorisé, je lui allongeai dans le coin de notre petite cour, un énorme beefsteak qui ne lui était normalement pas destiné.
Toutes dispositions prises ... sauf - erreur funeste - de retirer de notre petite vitrine rue Bonvoisin, quelques bouteilles de liqueur et d'alcool dont nous avions un dépôt, on ferma les portes à double tour et on partit. Enfin!
Il était plus d'onze heures. Ma mère conduisait une poussette où "Lily" (ainsi avait-on toujours désigné mon petit frère Henri) se recroquevillait toujours davantage à chacune des détonations qui continuaient à accompagner notre progression vers le village de Grand-Rechain. D'où tirait-on? Sur quoi? Impossible de le deviner.
Mon père conduisait une autre poussette, de construction plus sommaire, dont les accoudoirs supportaient deux énormes valises pleines à craquer.
Ma sœur Berthe cheminait, tenant son vélo à la main. J'emmenais, moi aussi mon vélo, tantôt marchant à côté, tantôt roulant quelques dizaines de mètres en avant. Des couvertures étaient arrimées sur chaque porte-bagages.
Il faisait un temps superbe et déjà chaud, mais ma satisfaction fut de brève durée. A peine avions-nous dépassé la place du village de Grand-Rechain que déjà nous prenions congé des parents de mon futur beau-frère, et à cinq, nous nous dirigeâmes vers le cimetière de Grand-Rechain, direction Tribomont, mes parents paraissant avoir décidé de gagner Cornesse dans un premier temps.
A Cornesse en effet, quelques mois auparavant, ils avaient acheté (dans l'angle N-O de la place de l'Eglise, un peu en retrait) une vieille maison à restaurer. C`est donc à Cornesse qu'on allait, nous éloignant du secteur d'opérations du fort de Battice .., pour nous enfoncer dans celui du fort de Tancrémont, qui, lui aussi, y allait de bon cœur. Banggg! Banggg!
A chaque nouvelle détonation, nous courbions instinctivement l'échine et accélérions l'allure. "Mon Dieu, Arthur!" gémissait ma mère, cependant que Lily, qui avait demandé que l'on relevât la capote de sa poussette, s'y engonçait toujours un peu plus, tremblant de peur. Ma sœur sanglotait de temps en temps; comme moi, elle eût souhaité poursuivre la route avec les parents d'André, dont la compagnie, sans doute, la rassurait quelque peu elle aussi.
On atteignit Cornesse, qui semblait abandonné de presque tous ses habitants. Contrastant avec la chaleur qui régnait à l'extérieur, une fraîcheur quasi bienfaisante nous assaillit dès le seuil de notre future maison; impression à quoi se substitua bientôt une odeur de renfermé, de vieux, de plâtre et de ciment, qui était habituelle à l'endroit. On commença par descendre dans la cave le vélo de Berthe, puis le mien. On se débarbouilla sommairement, et, sans doute, prit-on quelque nourriture, la première de cette journée, pour ce qui me concerne.
On en profita pour inspecter l'état d'avancement des réparations en cours; rentrant brusquement dans la première pièce, là où quelques jours plus tôt, mon grand frère, après sa journée de travail à Ensival, avait posé interrupteurs et prises de courant, j'y surpris mes parents pleurant doucement ... Où était Jojo, à cette heure?
Mais sapristi, qu'est-ce qu'on a bien pu foutre là, dans cette maison/chantier, pour parvenir seulement en début de soirée, via "Cromhaise" et le chemin du Bois d'Olne, dans l'agglomération de Nessonvaux/Fraipont. On tourna à droite vers Liège, suivant à présent la vallée de la Vesdre, plein Ouest enfin! Les collines entre lesquelles nous avancions répercutaient sinistrement, en un grondement sans fin, le bruit du canon.
Comme les vélos avaient été intentionnellement planqués à Cornesse, Berthe et moi avions les mains libres pour, de temps à autre, aider à propulser la poussette de Lily ou celle qui transportait tous nos biens.
On avançait en silence aussi vite qu'on pouvait, précédés ou suivis de groupes d'autres fuyards pareils à nous-mêmes. On atteignait à ce moment précis, l'extrémité Ouest de l'endroit nommé "Longtrat", là où la voie ferrée tangente la route; nous suivions d'assez près un groupe au sein duquel, sur une charrette à main, un vieillard était étendu. Mon père ralentit quelque peu l'allure et nous souffla, à voix basse: "Lu pôv' vî homme vé d'mori ... (le pauvre vieil homme vient de mourir)". Ce fait allait demeurer gravé dans ma mémoire, et, au fil des années, j'eus plusieurs fois le désir de satisfaire ma curiosité. Qui était ce malheureux dont, sans nul doute, le décès avait dû être déclaré à la mairie du lieu, celle de Forêt en l'occurrence? C'est en 1977 que l'occasion m'a été donnée d'apprendre, par l'acte de décès, qui était ce pauvre vieux: "Mineur Jacques Paschal, veuf Piron Marie, né à Verviers le 6 septembre 1868, domicilié à Verviers, rue de la Vesdre, 12, décédé à "Longtrat" le 10 mai 1940 à 6 heures et demie du soir".
PREMIERE NUIT DE "REFUGIES"
Ma mémoire n'a pas retenu qui ou quoi, à l'entrée de Trooz, nous a dirigés vers l'école du hameau de La Brouck, déjà envahie par de nombreux "réfugiés"; il m'est resté, par contre, que nous passâmes la nuit dans une classe, recroquevillés sur l'estrade, assurément trop étroite, où ma mère avait étendu une couverture. Ainsi, en l'espace de quelques heures, une classe de l'école de La Brouck était devenue la chambre à coucher commune de gens venus d'un peu partout, nivelés par la peur, l'angoisse du lendemain.
De formidables détonations se succédaient quasi sans interruption, des "banggg" secs et sonores accompagnés de fulgurants éclairs; des initiés les attribuaient aux canons du fort de Chaudfontaine, accroché, en effet, tout là-haut, presqu'au-dessus de notre misérable abri. Détonations et longs éclairs se suivaient comme en un effroyable orage. Ces lueurs menaçantes me donnaient l'occasion d'apercevoir un bref instant mes voisins; parfois, c'était le faisceau de la lampe de poche de quelqu'un qui se rendait aux toilettes.
Mon petit frère Lily devait être "mort de peur"; "Maman!?" chuchotait-il sans cesse. "Je suis là, mamé", répondait ma mère tout en s'évertuant, rassurante, à saisir sa pauvre petite main de myopathe à l'avenir si court ...
Des bébés pleuraient. Tout cela avait quelque chose d'hallucinant, d'irréel. La nuit me parut interminable bien qu'on ignorât de quoi serait fait le lendemain. Meurtri par une position inconfortable, j'aspirais tout naturellement à me lever et à partir, à fuir plus loin.
Nous nous remîmes en route, très tôt sans doute, débouchant sur la nationale n° 31, direction "Liège", par la passerelle des "Laminoirs de la Rochette" (chaque fois, la vue de cette passerelle déclenche dans ma tête la projection du film de ces mémorables journées). On avançait bien, courant parfois une dizaine de mètres lorsqu'un crépitement insolite y incitait naturellement, et on finit par arriver à hauteur du pont de Fragnée, vers lequel de nombreux civils se précipitaient.
Une clameur nous parvint alors plus précise : "Allez, allez, dépêchez-vous, le pont va sauter!" criaient une poignée de soldats belges. On fonça, tête baissée, vers l'autre extrémité du pont puis on se dirigea vers Cointe, au hasard des rues.
Puis, terrifiant vacarme, le sol tremble: le pont de Fragnée saute. Bien que la rue monte, on accélère l'allure.
INSTALLATION RUE SAINT-NICOLAS, A LIEGE
Vers la fin de l'avant-midi (?), nous progressions dans la rue Saint-Nicolas, où, comme en d'autres lieux, des gens sur le seuil de leur habitation regardaient passer, apitoyés, les groupes de ceux qu'on appelait des "évacués".
Une petite femme laide, bossue, nous regarda alors que nous faisions halte un court instant sur son trottoir pour rajuster quelque peu le chargement de valises déséquilibré par les cahots. Sans doute jugea-t-elle Lily bien grand pour occuper une poussette, puisqu'elle demanda à ma mère: "Qu'a-t-il, Madame, votre petit garçon?". "Il ne marche pas!" répondit ma mère. "Mon Dieu! Mais ne continuez pas, cela ne sert à rien. Entrez chez moi ..." dit-elle alors.
Nous étions prêts à poursuivre notre chemin, mais elle se fit si gentiment insistante qu'après quelques instants d'hésitation, nous nous retrouvions, chez elle, l'objet du plus généreux empressement. Cette petite femme (née en 1897), laide et bossue, mais au grand cœur, c'était "Germaine" Bourdouxhe, rue Saint-Nicolas, 458, à Liège.
Au rez-de-chaussée, sa maison comportait une chambre à coucher en façade; une petite cuisine y faisait suite, donnant sur une cour. Au fond de cette cour et dans le prolongement du vestibule, un arrière-bâtiment abritait des locataires, un ménage de vieux pensionnés du nom de Berx, avec Virginie, leur fille célibataire.
Un carrelage mural blanc ajoutait à l'exquise propreté de la cuisine où nous nous trouvions non seulement à l'étroit mais quelque peu gênés; beaucoup d'images pieuses et aussi, encadré, un poème célèbre consacré à la mère. Poème qui se terminait par: "Et le seul mal qu'elle puisse jamais nous faire, c'est de mourir et de nous abandonner ..."
Faut-il dire que la nouvelle situation ne "m'arrangeait "pas, mais alors pas du tout! Ne faisant pas plus d'étapes que nécessaire, les Allemands allaient sûrement apparaître d'un moment à l'autre. Et puis, je me demandais avec angoisse quel serait le premier menu là où nous nous trouvions en pension complète. Plus aucun souvenir ne me reste à cet égard. Probablement parce que, en revanche, je me rappelle très bien qu'ayant jugé très vite les qualités ménagères de ma mère, Madame Germaine lui avait aussitôt délégué tous pouvoirs pour diriger l'Intendance.
Des gens, dans les équipages les plus divers, continuaient à se traîner vers l'Ouest. On entendait de fréquentes détonations dont nous ne pouvions déterminer la nature et l'origine. Nous étions sans nouvelles des combats, et, trop souvent à mon gré - je l'ai déjà dit -, ma soeur versait des larmes sur le sort inconnu de son fiancé.
Quelle était la situation du fort de Battice, que je n'hésitais pas, dans mon exaltation de gosse, à considérer véritablement comme "mon fort"?
Reprenant mes habitudes d'indépendance, je ne tardai pas à effectuer des reconnaissances aux environs, rendant mes parents légitimement inquiets, car, sans nul doute, le danger était partout présent. Reconnaissances peu excitantes d'ailleurs, puisque ce n'étaient que rangées monotones de maisons aux façades noircies, partiellement descendues dans le sous-sol instable truffé de galeries de mines, que halls d'usines, que terrils, que rues inégales en gros pavés courant à travers des quartiers gris et tristes que la lumière intense d'un printemps superbe ne parvenait pas à me rendre sympathiques.
Deux de ces reconnaissances apportèrent néanmoins quelque chose de concret. D'abord, j'eus l'occasion d'acheter dans une petite épicerie toute proche, le dernier bâton de chocolat; c'était de l'excellent chocolat fondant, marque "Robin des Bois".
Ensuite je tombai pile sur un monsieur qui n'était autre que mon oncle Constant (frère de mon père), qui s'inquiéta de me voir circuler seul. A l'instar de nous-mêmes et pas bien loin d'ailleurs, il était hébergé avec sa famille chez d'autres Liégeois au cœur généreux. Rencontre fut convenue, avec promesse de passer chez lui à Bois-de-Breux/Jupille s'il nous arrivait de nous replier vers l'Est, ce dont il n'était pas question à ce moment!
Je flânais un peu dans toutes les directions. De l'extrémité de la rue de la Coopération, on apercevait au loin la ronde d'avions allemands en piqué sur ce que Madame Germaine affirmait être le fort de Hollogne-aux-Pierres (?).
Plusieurs fois, un vacarme insolite nous fit plonger dans la cave; protection combien illusoire puisque, non seulement elle n'était pas voûtée, mais assise sur un sol véritablement mouvant, où, selon Madame Germaine, on pouvait entendre parfois le bruit des mineurs au travail juste en-dessous!
Nous couchions dans la pièce en façade, au rez-de-chaussée, Madame Germaine à l'étage. Ma place était au pied du lit et en travers! La fenêtre à rue était grande ouverte, mais on avait complètement descendu le volet mécanique. Il faisait chaud, l'air manquait, et, malgré mon jeune âge, dormir consistait à attendre le jour ...
ARRIVEE DES ALLEMANDS
Une nuit, (je pense que c'était celle du 12 au 13 mai, notre deuxième nuit rue Saint-Nicolas), un charroi infernal passait en trombe devant la maison, et, de temps à autre, on entendait vociférer en allemand. Tout à coup, quelqu'un heurta violemment du poing contre le volet en criant avec impatience : "Le chemin te Pièrzè?" "Le chemin te Pièrzè?" ... Bref instant de panique générale dans notre "chambre à coucher" plongée dans la plus totale obscurité; puis, retrouvant des aptitudes linguistiques sans emploi depuis un quart de siècle (et trouvant en même temps le chemin de Bierset...), ma mère cria: "Gerade aus!" (Tout droit).
Lorsque le jour parut, je pus voir, pour la première fois de mes propres yeux, des soldats allemands... Ainsi, sans nul doute, la Meuse était franchie par l'ennemi et notre exode n'avait plus aucun sens, mais des nouvelles ou rumeurs contradictoires empêchaient mes parents de décider le retour à Petit-Rechain.
Semblant trouver quelqu'agrément (ou sécurité ?) en notre compagnie, Madame Germaine ne semblait guère pressée de nous voir déguerpir. Le mercredi 15 mai 1940, échos, rumeurs, "nouvelles" recueillis au hasard des conversations affirmaient que tous les forts de la position fortifiée de Liège s'étaient rendus, ce que permettait de croire un imposant charroi militaire allemand poussant vers l'Ouest, quasi sans interruption.
On entendait bien tonner le canon, mais sans pouvoir déterminer d'où cela provenait. Mes parents décidèrent alors qu'on rentrerait à Petit-Rechain le lendemain.
ON PREND LE CHEMIN DU RETOUR
Jeudi 16 mai 1940. La matinée se passa en préparatifs, puis, après le repas de midi, on prit congé de Madame Germaine. Cette fois vers l'Est, les deux poussettes se remirent à cahoter sur les pitoyables voiries du quartier des "Bons Buveurs".
On fit une brève halte place Saint-Nicolas, pour dire au revoir à Madame Henriette, autre Liégeoise au grand coeur, amie de Madame Germaine chez qui on avait fait sa connaissance. La guerre n'ajoutait manifestement rien au drame qui avait marqué la vie de Madame Henriette: quelques années auparavant, sa fille unique (dont la photo trônait partout dans l'appartement) était morte à l'âge de 19 ans. Ma mère n'avait plus que sept mois pour vivre une expérience similaire; quant à moi, indifférent, j'avais encore 37 années de répit!
Mon père semblant avoir une bonne connaissance des rues de l'agglomération liégeoise, on atteignit sans difficultés la rive de la Meuse, aux environs de l'actuelle passerelle Saucy. J'aperçus le pont des Arches, dont les arches trempaient lamentablement dans les eaux du fleuve; il avait sauté comme tous les autres, aussi fut-ce dans un grand "bac" qu'on passa sur la rive droite. Via Bressoux, on gagna Jupille où - chose promise, chose due - on se rendit chez l'Oncle Constant Herman, rue de Bois-de-Breux.
SITUATION PERILLEUSE A FLERON
On grimpa ensuite vers Fléron ... où une grosse surprise nous attendait quand on parvint au carrefour de la chaussée de Battice et de la route vers Ayeneux: le fort de Fléron tirait rageusement, et, dans le même temps, une meute d'avions allemands piquaient à mort en direction de ses coupoles en hurlant.
Quelques dizaines de mètres plus loin que le carrefour de la route vers Trooz, la chaussée était barrée par une chicane qu'on contourna en passant par une prairie dont la haie avait été interrompue dans ce but.
Au moment où nous reprenions notre progression sur la chaussée, au-delà de la chicane, on apercevait les coupoles du fort de Fléron, flammes et fumée sortant des canons; les avions allemands déversaient leur cargaison de bombes, des mitrailleuses crépitaient. Ainsi, le fort de Fléron résistait toujours, et à vrai dire, nous en étions si proches que notre situation était assez périlleuse ...
Courant plutôt que marchant, on atteignit le village d'Ayeneux. Près de l'église, qui n'était plus qu'un énorme amas de pierres et de briques, mon père rencontra fortuitement un Hervien de ses connaissances. Hagard, comme hébété sans qu'on en pût deviner le motif, l'homme nous supplia de ne pas poursuivre notre route: "Arthur, nu vass' né pu Ion; c'est comme en quatwasse, les Allemands touwè to' l' monde! (ne vas pas plus loin, c'est comme en 14, les Allemands tuent tout le monde). Peut-être mon père revit-il en pensée, un bref instant, les dramatiques événements qu'il avait vécus un quart de siècle auparavant; il n'en laissa toutefois rien paraître, et l'on continua, par le Thier du Grand Hu et la chaussée de Wégimont, vers Soumagne.
Le temps demeurait obstinément beau et l'air était encore chaud en début de soirée, tandis que nous montions la route du "Bois Levêque", vers Xhendelesse. A l'entrée de ce dernier village, comme la soif se faisait sentir, mon père suggéra une brève halte au "Café Brouwers", où j'avalai, pour ma part, un verre d'eau gazeuse additionnée de menthe. Le canon tonnait toujours, au loin. Qu'était-ce?
RENTREE A PETIT-RECHAIN.
Les deux poussettes se remirent à cahoter sur la route inégale et poussiéreuse. Cours-à-Xhendelesse, Stockis, Grand-Rechain. Comme abandonné, ce village était silencieux et désert. Le soir tombait. Quand on sortit du dernier virage, à hauteur de la ferme Depairon, l'image de l'occupation ennemie nous apparut comme une authentique réalité: une patrouille gravissait lentement la rue de Grand-Rechain.
On croisa, avec un peu d'inquiétude, ces soldats boches, casqués, impassibles, arme à la bretelle, dont les lourdes bottes noires martelaient sinistrement le sol, en cadence. Il était environ 20 heures 30.
Comme Grand-Rechain, notre village semblait, lui aussi, déserté par toute sa population, mais dès que nous arrivâmes sur le trottoir de notre maison, notre voisin (et tailleur) Jacques Delhase accourut au-devant de nous. "Venez chez nous, dit-il, vous ne sauriez pas rentrer dans votre maison; les Allemands s'y sont introduits et ont tout pillé. L'Administration communale a fermé et scellé les portes en attendant votre retour ...!".
Une vielle dame demeurant en face, Mlle Fraipont, vint alors nous raconter la frayeur qui s'était emparée du quartier lorsque, ayant repéré dès leur arrivée, les quelques bouteilles d'alcool que mon père avait malencontreusement laissées en vitrine (côté rue Bonvoisin), des soldats boches avaient forcé notre porte ... pour ressortir peu après, ivres et menaçants! Dans l'immédiat, c'était, pour nous, l'impossibilité de rentrer avant le lendemain. Force fut donc d'accepter l'invitation d'hébergement chez Monsieur et Madame Delhase, qui nous informèrent que le fort de Battice tenait toujours ... On commençait d'ailleurs à s'en douter, attendu que la canonnade ne cessait pratiquement pas.
Le campement s'organisa donc chez Delhase; comme lit, il m'échut (au rez-de-chaussée) une table ronde, bien sûr trop courte, d'où je me levai tout ankylosé, dès que je le pus, le 17 mai.
Sur requête de mon père, le garde champêtre Derouaux vint remettre à notre disposition notre maison quittée juste une semaine plus tôt. Quelle semaine!
Alors on fit l'inventaire. Haricots, riz, sucre, savon, que ma mère avait prudemment stockés, avaient disparu. Aussi, cela va de soi, le stock commercial de vins, liqueurs, alcools, tabacs, cigares et cigarettes. Les Huns avaient aussi emporté une dizaine de livres qui s'ennuyaient dans la mansarde : des œuvres de Schiller, de Goethe, et de Lessing, imprimées en gothique (brrrr!), que ma mère détenait depuis son séjour en Allemagne, avant 1914.
Le poste récepteur de radio ne fonctionnait plus; manifestement, ces Boches l'avaient branché en 110 volts sur le secteur de 220, pour le mettre hors d'usage.
Enfin, le dessus du meuble appelé "dressoir" nous parut bizarre. Sa petite étagère avait, en effet, été délestée de son ornement: 4 fois 5 cartouches de guerre sur languette-chargeur, que ma mère avait reçues de son frère Henri, après l'autre guerre. Belles et longues cartouches allemandes qu'elle astiquait soigneusement au "Sidol" presque chaque semaine (travail que j'assumais parfois). Cartouches assurément reparties pour l'Allemagne devenue "le Grand Reich" ...
Le village était bourré de troupes allemandes et de matériel. L'école demeurant fermée, j'avais le loisir de déambuler partout et d'observer. Les Boches "puaient" le cuir de leur équipement, une odeur que conserve, si j'ose dire, ma mémoire. Ils étaient très corrects, aimables presque; plus tard, j'apprendrais qu'ils avaient reçu la consigne de faire du charme avec les populations, pour commencer.
Ils occupaient, notamment, le "Garage du Perron" juste en face de nos fenêtres, d'où on les apercevait découpant d'énormes quartiers de viande sur une grande et massive table disposée tout au-devant. Une "cuisine roulante" postée au coin de la chaussée de Battice et de la place Xhovémont, exhalait un fumet de bonne soupe.
Tout ceci n'avait sans doute pas échappé à la vigilance de notre chat. Le lendemain même de notre rentrée, on devait le trouver dans notre vieille remise, étendu sur sa couche habituelle, les yeux vitreux, déjà presque sans vie. Une horrible plaie couvrait largement son dos dont le beau pelage noir-roux-blanc était maculé de sang. On supposa qu'ayant tenté de chaparder un bout de viande, Minet avait été fusillé par le boucher boche; boucher deux fois, histoire de se faire la main. Notre pauvre chat ne tarda pas à expirer, et mon père se mit en devoir de dépaver un demi mètre carré de notre petite cour (on n'avait rien d'autre), pour l'enterrer.
LA VIE AU MILIEU DES ALLEMANDS
Papa avait rouvert son salon de coiffure, où des soldats allemands se pressèrent aussitôt; ils avaient soin de toujours poster leur chaise contre les portes d'accès au salon, sûrement pour éviter quelque surprise mortelle ... Un silence gênant accompagnait le travail de mon père, silence parfois rompu par une initiative linguistique de l'une ou l'autre des parties: un ou deux mots d'allemand approximatif, un ou deux mots de français boiteux. La situation s'améliorait si ma mère entrait en scène avec des phrases complètes, parfaites, jaillies du souvenir de ses jeunes années. Alors les soldats boches "bavaient" d'étonnement admiratif à l'évocation de son séjour doré "in Oberschlesien", et à Berlin où elle avait vu le "Kronprinz", etc. Eux parlaient de cette "sale guerre voulue par les capitalistes anglais"!
Mais ces palabres n'étaient, pour ma mère, qu'un astucieux préambule à une question importante: "Qu'allait-il advenir du fort de Battice, et quand?". Lorsque les soldats boches apprirent ainsi que le fiancé de ma soeur y était, ils prirent un plaisir sadique à répéter sans cesse: "Battice, alles kaput, 500 Toten!" (tout détruit, 500 morts). Ma soeur recommençait tout aussitôt à pleurer.
Entre-temps, le fort de Battice continuait à remplir vaillamment sa mission, en collaboration avec son abri cuirassé d'observation, le MM305 situé à Manaihant. De temps à autre, un détachement allemand avec tout son arsenal fonçait vers le Nord, sur la chaussée de Battice (où je m'interdisais encore de m'aventurer, fût-ce jusqu'à hauteur du château d'eau); cela tirait crépitait, puis, le détachement - ou ce qu'il en restait - dévalait en hurlant et en jurant, jusqu'au centre du village.
Trois cadavres en uniforme gris furent mis en bière à 20 mètres de chez nous et immédiatement portés au cimetière, où ils demeurèrent inhumés quelque temps, avant de rejoindre ce cher Grand Reich qu'ils auraient mieux fait de ne jamais quitter.
Un autre soldat, officier probablement, fit aussi les frais de l'une de ces opérations contre "mon" fort. Celui-là reposa quelques heures parmi ses frères d'armes qui occupaient une grosse maison bourgeoise sise juste à l'angle de la place Xhovémont et de la rue Laurent-Benoît Dewez, la maison d'une vieille dame riche, et en fuite elle aussi, la dame Bastin. Flairant quelque chose d'exceptionnel, je grimpai à temps dans mon poste d'observation (une fenêtre de la mansarde) pour voir sortir un cercueil enveloppé du drapeau allemand noir-blanc-rouge. Boches bottés, casqués, présentant les armes; sonnerie de clairon.
L'artillerie de Battice et d'ailleurs continuait de tonner, parfois de façon inquiétante. Dès notre rentrée en notre maison, on avait pris l'habitude de coucher tous dans le salon de coiffure, par terre sur des matelas que l'on reportait à l'étage chaque matin; je ne sais dans quelle illusion de sécurité, puisque, alors que la cave voûtée n'inspirait déjà pas confiance (5 cm d'eau recouvraient en permanence son vieux dallage branlant), coucher au rez-de-chaussée ne pouvait que nous valoir plus sûrement la mort par écrasement !
LA CHUTE DU FORT DE BATTICE
La tension nerveuse, l'angoisse ne cessèrent de croître tout au long de ces quelques jours séparant le 16 mai du 22. La nuit du 21 au 22 mai nous sembla étrangement calme, et pour cause: au matin du 22, de source allemande vraisemblablement, on apprit que le fort de Battice s'était rendu à 6 heures, après une nuit de réflexion accordée à son commandant, suite aux événements du 21 ... L'ennemi manifestait sa joie en criant: "Alles kaput, Battice!". Pour sûr, les armes s'étaient tues, mais que s'était-il passé, le 21 mai, pour justifier la capitulation du fort? Le saura-t-on jamais avec certitude? La première version (d'ailleurs devenue officielle depuis lors) fut qu'un aviateur allemand particulièrement doué avait envoyé une torpille de 1.800 Kg en plein dans le sas d'entrée du Bâtiment I, dévastant tout l'intérieur de celui-ci avec l'appoint des charges de dynamite y entreposées. Quoiqu'il en soit, une vingtaine de soldats belges y avaient laissé la vie, et, à Petit-Rechain, c'était l'affolement, la consternation.
Dans l'excitation de leur succès, les Boches étaient constamment en mouvement, en direction et en provenance de Battice, où de nombreux civils montèrent aux nouvelles. Mon père s'y rendit aussi, en compagnie de ma sœur. Quant à moi, j'eus beau pleurer et grogner, on me refusa d'être du voyage parce que j'étais susceptible "de voir des choses horribles ne convenant pas aux enfants"...
Papa et Berthe n'avaient pu s'approcher de la garnison de Battice captive, mais au moins avaient-ils pu apprendre qu'André était vivant et indemne. Pour ma part, je n'avais quand même pas tout perdu, car, dans le même temps, ma curiosité permanente me retenant à l'extérieur, je vis arriver de Battice une grande voiture automobile noire, roulant lentement. Le véhicule vint se ranger à la bordure du trottoir, au carrefour de la rue de Battice et de la rue Bonvoisin; quelqu'un en descendit, s'éloigna vers l'extrémité de cette rue, puis revint presqu'aussitôt accompagné d'une personne de l'endroit, Madame Bebronne, qui sanglotait éperdument ... D'instinct, je me rapprochai de la voiture dont on avait ouvert une portière arrière à l'intention de la pauvre femme, afin qu'elle pût voir ce que j'aperçus moi-même un court instant: sur le siège arrière de l'auto, un cadavre sanglé dans une couverture était étendu; quelque peu écartée, la couverture découvrit un visage noirci, figé par la mort, celui de Franz Bebronne; victime de la tragédie du Bâtiment I du fort, foudroyé à son poste de combat, derrière l'un de ces canons que l'on peut encore apercevoir aujourd'hui, braqués sur la route Battice - Aubel. Des parents perdaient leur grand fils (frère de mon petit camarade Georges); et un ravissant petit garçon tout blond (qui venait à peine d'effectuer ses premiers pas ...) perdait son papa, qui serait pour lui toujours une fiction, jamais un souvenir ...
Dans les jours qui suivirent, notre région ayant cessé d'être dans la zone des combats, j'enfourchai mon vélo et me rendit discrètement à Battice. Les routes étaient défoncées par les bombardements. Des balles, des éclats de bombes et d'obus jonchaient le sol par centaines. D'abord sans attirer l'attention de quiconque, je m'approchai des ruines de ce qui avait été la caserne de surface. Ce baraquement incendié à l'aube du 10 mai 1940 avait naturellement brûlé jusqu'au ras du sol; mais un escalier menait encore dans ses caves bétonnées, restées intactes. J'y descendis prudemment. Le bourdonnement insolent de quelques grosses mouches m'accueillit. Sur une lourde table en bois, une bouteille de lait ouverte et un morceau de viande. Déçu par mon inspection, je remontai et tombai "pile" sur l'entrée du toboggan qui s`ouvrait, en effet, dans la caserne, pour permettre, en cas d'urgence, l'occupation rapide du fort. Avait-il servi, dans cette nuit historique du 9 au 10 mai? Quatre ou cinq cartouches de guerre, que j'empochai aussitôt, gisaient sur sa pente où, au-delà d'une dizaine de mètres, une énorme porte d'acier empêchait toute progression et ... réduisait à néant mes rêves de découverte et d'aventures.
Une nouvelle fois revenu à l'air libre - encore et toujours inondé de soleil - j'observai au loin les coupoles du fort, sur lesquelles quelques soldats allemands, entièrement nus, bronzaient ostensiblement leur peau avant d'aller la faire trouer quelque part ...
Quelques coups de sifflet stridents me ramenèrent alors brutalement aux tristes réalités de l'époque; sans délai, je battis en retraite et je pédalai allègrement vers Petit-Rechain.
16 novembre 1978.
Julien Herman
Secrétaire communal honoraire de Nessonvaux.
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Emile COENEN - La Position Fortifiée de Liège
AVANT-PROPOS
Il était une fois un petit garçon qui se promenait dans un bois immense. Ce bois était animé d'une multitude de bruits étranges et d'ombres malfaisantes. Pourtant, ce petit garçon avançait sans peur, car il était un preux chevalier armé de sa puissante épée en bois.
Tout à-coup se dressa devant lui une énorme masse noire. La première émotion passée, le chevalier constata qu'il s'agissait d'une drôle de maison sans fenêtre ni toit, mais avec une entrée laissant apparaître un trou noir. La curiosité étant la plus forte, il franchit, presque sans crainte, cette entrée et découvrit deux petites pièces plongées dans une obscurité quasi totale.
"Quelle maison bizarre!" se dit-il. Il n'y avait ni meuble, ni lit, seulement des étagères aux murs et un bac à sable dans chaque pièce. D'autorité, il prit possession des lieux et, durant toutes ses vacances d'été, cette maison bizarre devint son antre secret.
Les années passèrent et le petit garçon, grandissant, rencontra, au hasard de ses promenades, d'autres maisons bizarres. Un jour, un vieux sage lui dit: "Cà, ce sont des fortins de la guerre". Alors le jeune homme voudra tout savoir sur ces fortins. Pendant vingt ans, il parcourra des centaines de kilomètres à pied, prendra des centaines de photos, passera des centaines d'heures à compulser des archives; il écrira; il dessinera; il interrogera.
Voilà, en résumé, l'histoire d'une passion pour des petits cubes en béton. Cette passion, je voudrais vous la faire partager.
Par quels moyens? Par la publication d'un certain nombre de livres qui vous expliqueront, au moyen de photos, de plans, de cartes et de textes, l'ensemble de la Position Fortifiée de Liège.
Chaque livre traitera d'une partie de cette position fortifiée. Il expliquera en détail la construction, le matériel, toutes ses composantes. Il permettra de découvrir, soit à pied, soit en voiture, les fortins implantés dans notre belle principauté.
Car ces centaines de kilomètres parcourus à pied pour découvrir ces fortins m'ont permis d'admirer bon nombre d'endroits magnifiques que peu de personnes connaissent.
Alors, choisissez un beau dimanche de printemps, munissez-vous de hottes, d'une petite lampe de poche et partez à la découverte de ces fortins. En franchissant votre première porte, peut-être, à votre tour, deviendrez-vous un passionné de "fortif"?
CHAPITRE I. L'OBSERVATION EN 1914
Suite à la guerre franco-prussienne de 1870, la tension entre la France et l'Allemagne augmentant, la Belgique décide, pour différentes raisons, de fortifier le pays.
Le projet du Général Henri-Alexis Brialmont est approuvé le 29 juin 1887. Il repose sur l'édification de deux places fortes situées à Liège et à Namur, et sur le renforcement du réduit national, à Anvers.
Liège, occupant une position stratégique importante, se voit dotée, entre 1888 et 1892, de douze forts ultra-modernes pour l'époque, à savoir, sur la rive droite de la Meuse, du nord au sud: Barchon, Evegnée, Fléron, Chaudfontaine, Embourg, Boncelles. Sur la rive gauche de la Meuse, du sud au nord : Flémalle, Hollogne, Loncin, Lantin, Liers et Pontisse.
Les intervalles entre les forts seront dotés d'organisation de campagne pour l'infanterie à la mobilisation. Des redoutes sont construites en juillet 1914.
Figure I
Plan-type d'un fort Brialmont. (Source: Les forts de la Meuse 1887-1891 de Christian Faque - 1987)
Ces monstres de béton sont armés de canons de 12 et 15 cm et d'obusiers de 21 cm permettant d'obtenir un rayon d'action au moins semblable à celui de l'artillerie de siège. L'observation des tirs se fait de différentes manières. Tout d'abord, le phare, situé au centre du massif central, peut également servir d'observatoire. Pour le tir à vue directe, chaque coupole de 12 et de 15 cm possède son propre observatoire. Il s'agit d'un casque éclipsable, partie intégrante de la calotte, qui permet à l'observateur de viser à vue directe, et plus ou moins correctement, un objectif proche (voir figures II et III, ci-après).
Figure II
Casque de coupole pour 2 canons de 12 cm Châtillon-Commentry. A: casque - B: contrepoids
Figure III
Casque de coupole pour 2 canons de 15 cm Saint-Chamond
Source: Revue du Génie Militaire (Jan-Dec 1891)
Afin d'obtenir des vues à plus longue distance, des équipes formées d'observateurs d'artillerie et de téléphonistes sillonnent la région tenue sous le feu des coupoles. Ils renseignent, au moyen de lignes téléphoniques de campagne ou par le réseau civil aérien, au bureau de tir, les objectifs découverts. Certaines équipes ont un poste fixe, appelé PO (Poste d'Observation), situé le plus souvent dans les clochers, au sommet des terrils ou des collines (voir photo).
Equipe d'observateurs en 14-18. (Revue Belgique militaire 1913)
Le 4 août 1914, 26 ans après le début de la construction des forts, l'armée allemande viole notre frontière. Les forts résistent bien les premiers jours. Mais les progrès de l'artillerie lourde allemande rendent nos forts obsolètes. Ceux-ci tombent les uns après les autres, écrasés sous des obus deux fois plus puissants que ceux pour lesquels ils avaient été prévus.
Après la guerre, on constata que les forts n'avaient pu remplir correctement leur rôle par manque de moyens d'observation. A certains moments, notre infanterie livra de furieux combats à quelques kilomètres seulement des forts qui ne purent la soutenir, faute de renseignements précis. Vu l'avance rapide des troupes allemandes, les équipes d'observation volantes et les PO durent se replier, laissant le champ libre à l'ennemi. Celui-ci ne se priva pas de couper le réseau téléphonique civil. Dès lors, les forts étaient privés de leurs yeux.
Durant l'occupation des forts par les Allemands, ceux-ci, bien conscients des lacunes de l'observation, construisirent des postes d'observation cuirassés supplémentaires sur les forts eux-mêmes.
Le 11 novembre 1918, le cessez-le-feu retentit et, durant des années, nos forts furent laissés à l'abandon.
CHAPITRE II. LA NAISSANCE D'UN RESEAU D'OBSERVATION
1929. Une commission chargée d'étudier le système de défense de notre pays décide de fortifier la région de Liège et de moderniser huit de ses anciens forts.
C'est ainsi que les forts de Boncelles, Embourg, Chaudfontaine, Fléron, Evegnée et Barchon furent modernisés. Une série d'abris furent construits dans leurs intervalles.
Plus tard, les forts de Pontisse et de Flémalle furent également modernisés pour défendre la rive gauche. Ensuite quatre nouveaux forts furent construits: du nord au sud, Eben-Emael, Aubin-Neufchâteau, Battice et Tancrémont-Pepinster, ainsi qu'une série d'abris dans leurs intervalles, la construction du Canal Albert permettant une protection plus efficace de la rive gauche de la Meuse.
Le 10 mai 1940, Liège sera en fait protégée par une position avancée et quatre lignes fortifiées.
La positon avancée, constituée de "Centres de Résistance", s'étend de Beusdael à Stavelot.
La première ligne, PFL 1 (Position Fortifiée de Liège, 1ère ligne), comprendra les trois forts modernes cités plus haut, tandis que le fort d'Eben-Emael protègera son flanc gauche. 179 abris, armés de mitrailleuses (Mi) ou fusils-mitrailleurs (FM), de canons de 47 mm antichars (C 4,7), en protégeront les intervalles.
La seconde ligne, PFL 2, comprendra les six forts réarmés de la rive droite et 61 abris.
Une troisième ligne, PFL 3, sera constituée d'abris de contre-irruption et de postes permanents ainsi que de deux têtes de pont, l'une à Visé, l'autre à Argenteau.
Enfin la quatrième ligne, PFL 4, défend la rive gauche grâce aux forts de Flémalle et de Pontisse, et aux abris édifiés le long de la Meuse et du canal Albert.
Et les observatoires? On pourrait penser que l'on a tiré parti des enseignements de la première guerre mondiale. Il n'en est rien.
Lors de la construction des abris d'intervalles dans les différentes lignes, on a bien implanté des abris-observatoires, mais ceux-ci travaillent au profit de l'infanterie devant les occuper, afin d'empêcher les infiltrations ennemies.
Ce n'est qu'en 1937, donc plus de 8 ans après les premières études de la réorganisation de nos fortifications, que le Ministère de la Défense Nationale estime qu'il est préférable que nos forts disposent d'un réseau d'observation. Il va s'ensuivre de nombreux projets, parfois insensés.
A cette époque, l'observation au profit des forts est très réduite. Pour observer le terrain environnant, les forts réarmés des PFL 2 et 4 ne disposent que de leurs observatoires cuirassés au centre du massif central et de leurs tours d'air (1). Quant aux nouveaux forts de la PFL 1, ils ne disposent que de cloches-observatoires disposées dans certains blocs de combat. Ces deux systèmes d'observation sont cependant très aléatoires, étant donné les nombreuses vues cachées par les vallons, les dépressions de terrain, les bois, les haies, etc. De plus, la portée des canons dont sont armés les forts est beaucoup plus importante. A titre d'exemple, une coupole pour un canon de 150 mm de fort réarmé a une portée maximum de 19 Km et celle armée de canons de 105 mm a une portée maximum de 13 Km (donc hors de la vue des PO existants).
(1) L'observatoire cuirassé, appelé également POC, n'est en fait que l'ancien phare de 1914 réaménagé.
Aussi, le 17 juin 1937, le Ministère de la Défense Nationale décide de doter les forts d'un réseau d'observatoires sous abris, qui seront situés à une certaine distance de ceux-ci, mais non vers l'avant. Ces abris devront être autonomes.
CHAPITRE III. LE RESEAU D'OBSERVATION DE LA PFL 2
La création de ce réseau d'observation va être étudiée par le Commandant du IIIe Corps d'Armée qui, après de nombreuses reconnaissances sur le terrain, estime qu'il est possible d'utiliser, sous réserve de certaines modifications, les abris-observatoires d'infanterie déjà construits. Une première étude va donc être réalisée sur PFL 2 et, si elle aboutit à un projet définitif, celui-ci sera appliqué aux PFL 1 et 4.
Les environs de Liège deviennent un immense chantier à partir de 1934. A cette époque, plusieurs entreprises commencent la construction d'abris dans les intervalles des forts de la PFL 2. Ces entreprises, aux noms parfois bien connus chez nous: Duyvewaardt, Travhydro, Brandt, vont, de 1934 à 1935, bétonner sans relâche.
La PFL 2 comprend 7 intervalles. Ceux-ci sont désignés par l'initiale des forts qui les limitent. L'intervalle Flémalle - Boncelles est repris sous les lettres FB. Ensuite viennent les autres: BE, EC, CF, FE, EB et, pour terminer, l'intervalle Barchon-Meuse: BM. De plus, deux extensions sont créées à Magnée et à Micheroux: elles se nomment respectivement Mg et Mi. Dans ces intervalles ont été implantés 13 observatoires d'infanterie. Il s'agit des abris: FB 1, FB 2, FB 3, BE 5, BE 8, CF 4, CF 6, CF 8, Mg 1, Mg 4, FE 5, BM 3 et AC 1 (Cet observatoire est situé au lieu-dit Aux Communes, près de Barchon, dont il reprend les initiales).
Il est à remarquer que les intervalles EC et EB ne comportent aucun observatoire et ceci va poser des problèmes à l'Etat-Major (EM).
Figure IV
Situation des abris
Ces observatoires sont protégés par des murs de 1,30 m d'épaisseur et disposent généralement de deux embrasures permettant le tir à la mitrailleuse (Mi) ou au fusil-mitrailleur (FM), sauf l'abri FE 5 qui possède trois embrasures et l'abri CF 4 qui en possède quatre.
Chaque observatoire est équipé soit d'une cloche cuirassée, d'un diamètre intérieur de 80 cm, prévue pour l'observation, soit d'une cloche cuirassée, d'un diamètre intérieur de 1,20 m, permettant l'observation et le tir au FM.
Figure V
Cloche de guet
Figure VI
Cloche FM
Bien que comportant les mêmes locaux, à savoir un sas d'entrée défendu par un local, les chambres de tir et le local cloche, les observatoires sont à peu près tous différents.
Afin d'éviter une longue description de ce type d'abri, veuillez vous référer au plan ci-dessous. Il s'agit de l'abri Mg 4, situé à Magnée et toujours visible actuellement.
Figure VII
Abri Mg 4
1. Sas d'entrée - 2. Défense du sas + accès cloche - 3. Chambres de tir - 4. Bac à argile (support affût) - 5. Etagère - 6. Embrasure - 7. Sortie de secours
Ces abris ne sont pas aptes à constituer un réseau d'observation des forts devant résister un certain temps à une attaque ennemie.
Ils ne permettent pas non plus à une équipe de 5 ou 6 hommes de vivre dans de bonnes conditions. Pour qu'ils soient aptes à remplir leur mission, de nombreuses modifications devront y être apportées. Le Ministère de la Défense Nationale émet à ce sujet de nombreuses conditions et desiderata que nous allons développer ci-après.
CHAPITRE IV. LES DESIDERATA
Nous nous bornerons à développer les six plus importants.
a) La défense rapprochée
Cette défense peut être réalisée grâce à la cloche que possèdent déjà les observatoires d'infanterie, à ses lance-grenades, à ses tirs de Mi ou FM et aux tirs des forts eux-mêmes. Pour ceux déjà munis d'une cloche FM, la défense rapprochée est considérée comme suffisante. Quant à ceux possédant déjà une simple cloche de guet, il faudra en modifier les créneaux afin de permettre aux défenseurs l'emploi du pistolet à grande puissance (GP). On augmentera le nombre de lance-grenades et on dotera chaque abri d'un pistolet lance-fusées afin de demander, par signaux convenus à l'avance, au fort intéressé, un appui d'artillerie. On créera également un réseau de défenses accessoires constitué de fil de fer barbelé ou de tétraèdres métalliques.
b) La défense antichar
Dans la lutte contre les chars, le seul point faible des abris existants réside dans les embrasures. Aussi, importe-t-il de protéger celles-ci au moyen de volets blindés. Les occupants auront en dotation des grenades incendiaires et on modifiera peut-être une chambre de tir pour favoriser l'emploi d'un canon antichar. La porte d'entrée sera renforcée et protégée par un mur de soutènement en béton. Les deux embrasures seront camouflées le mieux possible.
c) La protection contre les gaz de combat
Leçon de la première guerre mondiale, le problème des gaz toxiques reste capital en ce qui concerne la protection d'abris destinés à se défendre durant plusieurs jours. Afin d'obtenir une protection efficace, il conviendra que les abris disposent d'un local de "détente" hermétique aux gaz extérieurs. Pour ce faire, ce local doit comporter un système de régénération d'air.
d) Les transmissions
Pour certains abris, le problème des transmissions est actuellement résolu par l'emploi du réseau téléphonique enterré existant de la PFL.. Les autres peuvent être, par un moyen économique, reliés à ce réseau. On utilisera également la téléphonie par le sol ou la TPS (Système de vibrations communiquées par le sol), des fusées, des chiens messagers, ou encore un système de télégraphie sans fil, ou la TgSF.
e) L'éclairage et le dégagement du terrain.
Sous peine de perdre, la nuit, le bénéfice du système d'observation, il importe de résoudre le problème de l'éclairage du terrain. Pour cela, un poste de mitrailleuse de l'abri peut être remplacé par un projecteur du même type que celui des forts. Son alimentation sera assurée par un groupe électrogène.
Enfin, il faut dégager efficacement, mais surtout discrètement, tout ce qui peut entraver l'observation et le tir. Il ne faut pas créer des zones dénudées autour de l'abri, ce qui favoriserait son repérage facile et direct par l'artillerie adverse.
f) Les éléments nécessaires à la vie
Chaque abri doit être doté en permanence des éléments indispensables à la vie d'une garnison réduite et ce, pour une période n'excédant pas 8 jours. Cette dotation est constituée de vivres, de médicaments, d'eau, de munitions, etc. Pour stocker tout ceci, il faut des locaux en nombre suffisant. Il faut prévoir, de plus, une latrine, une morgue et un local de repos muni de lits et de fauteuils transatlantiques.
Telles sont les grandes lignes des modifications à apporter aux abris observatoires existants.
En résumé, il conviendra de modifier certaines cloches cuirassées, de remplacer une Mi par un canon de 47 mm, l'autre par un phare blindé, de créer un local étanche et de revoir les transmissions, enfin de doter l'abri de locaux suffisants pour le stockage du matériel. Tous ces desiderata tendent à transformer les abris-observatoires existants en petits forts d'arrêt dans lesquels la défense, l'observation et la vie doivent pouvoir être assurées durant 8 jours.
C'est sur ces bases que va s'édifier le premier grand projet.
CHAPITRE V. LE PREMIER PROJET
Le Directeur du Génie et des Fortifications de l'époque, le Général-Major Spinette, fait établir, le 3 décembre 1937, un avant-projet sur base de l'abri Mg 4, dans lequel l'ensemble des nouveaux locaux supplémentaires est construit à côté du bâtiment existant, séparé simplement par un joint étroit mais libre. En effet, ce nouvel abri, constitué d'une ancienne et d'une nouvelle partie, serait sujet à un cisaillement interne provoqué par des tassements inégaux de ses propres parties.
Les dessinateurs de la 3e Direction du Génie et des Fortifications (3e DGnF) travaillent d'arrache-pied sur leurs planches à dessin. Après plusieurs essais, ils réalisent un plan type de transformation des abris-observatoires.
Figure VIII
Plan type de modification de l'abri-observatoire Mg 4. Plan en coupe
Figure VIII bis
Plan type de modification de l'abri-observatoire Mg 4
Figure VIII ter
Plan détaillé des nouveaux locaux et dotation en matériel
A. Local de détente: 3 lits dont 2 superposés, 4 bonbonnes d'oxygène, refroidisseur, ventilateur à bras, pompe à bras, équipement non de combat.
B. Magasin du local de détente: 2 boites de viande, 3 boites de biscuits, 92 litres d'eau potable, 1 réchaud PAN sur une petite étagère, 92 bouteilles d'eau minérale, 1 coffret médical.
C. Latrines: 1 cuvette à joint hydraulique.
D. Batterie tampon: accumulateurs, tableaux.
E. Local munitions: 29 caisses de munitions pour canon de 4,7, 8 caisses de munitions pour MI, 4 caisses de grenades, grenades incendiaires, 2 boites filtrantes, 2 caisses de fusées, 1 fût de CaOC12.
F. Morgue: 2 emplacements et produit désinfectant nécessaire pour recouvrir deux hommes.
Dans le local de combat: sacoches d'accessoires, pièces de réserve, outillage de manoeuvre, un quart de la dotation en munitions, lanternes et bidons d'essence, armement individuel, le ventilateur du C 4,7.
Quels sont les abris qui vont être modifiés?
De nombreuses reconnaissances sont effectuées sur le terrain. Les rapports en sont transmis au Ministère de la Défense Nationale qui établit alors une première liste d'abris indispensables à la réalisation du réseau d'observation. Il s'agit des abris suivants: FB 3, BE 5, BE 8, CF 4, CF 8, Mg 1, Mg 4, FE 5, BM 3 et AC 1. On y ajoute des nouveaux: EC 1 bis, EC 2, FE 2, EB 2 et OP 206 (Belle-Fleur de Cheratte).
Nous avions constaté que deux intervalles ne possédaient pas d'observatoire. L'intervalle Embourg - Chaudfontaine se voit doté, dès à présent, de deux observatoires: EC 1 bis, à construire puisque n'existant pas, et l'abri EC 2, qui est en fait un abri de contre-irruption. Il est dépourvu de cloche cuirassée. Il a un étage et est équipé d'un canon de 4,7, d'une Mi et d'un phare.
Quant à l'intervalle Evegnée - Barchon, le Ministre propose de transformer un simple abri d'intervalle, EB 2, donc dépourvu de cloche cuirassée, en observatoire.
On ajoute un observatoire supplémentaire dans l'intervalle Fléron - Evegnée. L'abri FE 2 devra être construit au sommet d'un terril de la région.
L'abri OP 206 sera construit au sommet de la Belle-Fleur du charbonnage du Hasard à Cheratte, dans l'intervalle Barchon-Meuse.
Une évaluation très approximative du coût de ces transformations s'élève à 250.000 francs de l'époque, par abri (en francs actuels -1990-, il convient de multiplier par 21). Il faut ajouter à ceci le prix du groupe électrogène, du projecteur, du système d'aération, de l'armement et des approvisionnements de toutes sortes.
Figure IX
Schéma de situation des abris de la première liste.
CHAPITRE VI. LES RESTRICTIONS
1938. La construction de l'ensemble des fortifications du pays avance bien. Mais tout cela coûte fort cher et les caisses de l'Etat se vident. Aussi débute une période de restrictions. Un franc devient un franc.
De ce fait, le projet consistant à transformer, ni plus ni moins, de simples abris en petits forts d'arrêt est abandonné. Mais il reste cependant très important que les forts disposent d'un réseau d'observation propre. De nouvelles reconnaissances sont effectuées sur le terrain par la DGnF, et notamment les 7, 8 et 9 mars 1938.
Chaque abri-observatoire est réétudié et fait l'objet d'une fiche dont le lecteur trouvera un exemplaire en annexe I.
Finalement, une liste, définitive celle-ci, est dressée et comprend les abris suivants: FB 2, FB 3, BE 5, BE 8, EC 1 bis, CF 4, Mg 1, Mg 4, FE 2, FE 5, EB 2, BM 3 et AC 1.
Figure X
Schéma de situation des abris de la liste définitive.
De cette liste, il ressort que les abris FB 1, CF 6 et CF 8 ne seront pas des observatoires d'artillerie mais travailleront au profit de l'infanterie. Les deux derniers existants toujours, ils nous permettent de faire une comparaison entre ces deux types d'observatoires.
Quant à l'abri EC 2, qui ne fait plus partie des abris retenus, les transformations à effectuer pour le rendre apte à remplir sa mission étant trop nombreuses, il restera un simple abri de contre-irruption.
L'observatoire OP 206 est supprimé pour la bonne et simple raison qu'il est impossible à construire. Cet abri était prévu au sommet de la Belle-Fleur du Charbonnage du Hasard à Cheratte et devait observer au profit du fort de Barchon (Voir photo).
Belle-Fleur de Cheratte
A son sujet, l'étude réalisée par la 3e Direction du Génie et des Fortifications montre que l'observatoire aurait pesé 350 tonnes car il s'agissait de deux abris placés côte à côte. Or la charpente en béton armé de la belle fleur ne peut recevoir qu'une charge de 100 tonnes. Ne pouvant bien sûr pas la surcharger de 250 tonnes, le projet est purement et simplement abandonné.
Le réseau d'observation de la PFL 2 comprendra donc 13 abris-observatoires dont voici la liste d'après leur type:
a) 4 abris à deux locaux pour Mi ou FM avec une cloche de type FM: FB 2, Mg 1, Mg 4, AC 1.
b) 3 abris à deux locaux pour Mi ou FM avec une cloche de type guet: FB 3, BE 5, BM 3.
c) 1 abri à deux locaux pour Mi ou FM mais démuni de cloche: EB 2.
d) 1 abri à un étage avec deux locaux pour Mi ou FM et une cloche de type guet: BE 8.
e) 1 abri à trois locaux pour Mi ou FM et une cloche de type guet: FE 5.
f) 1 abri à quatre locaux pour Mi ou FM et une cloche de type guet: CF 4.
g) 2 abris à construire: EC 1 bis et FE 2.
La liste établie, il ne reste donc plus qu'à les modifier pour les rendre aptes à remplir leur mission. Ces modifications sont bien différentes du premier projet, bien que certaines en découlent. Aussi, reprenons les points soulevés au chapitre IV et voyons-en les différences.
CHAPITRE VII. LES MODIFICATIONS
a) La défense rapprochée
Le réseau de fil de fer est conservé. Des lance-grenades sont ajoutés dans certains abris. La cloche cuirassée du type FM garde toute son efficacité, mais la cloche de guet voit ses créneaux modifiés. Tout d'abord, leur paroi inférieure est abaissée pour permettre le tir au GP, parallèlement au béton de la toiture. Ensuite, afin d'obtenir le recoupement visuel des zones observées autour de l'abri, ils seront alésés de chaque côté.
b) La défense antichar
Le projet de canon antichar est abandonné. L'abri sera pourvu de dix mines et de leurs cinq madriers ainsi que de grenades incendiaires. L'entrée de l'abri est encore protégée par un mur en béton ou un merlonnage. La porte ne sera pas renforcée. Les embrasures seront modifiées de deux manières. Nous y reviendrons plus loin.
c) Protection contre les gaz de combat
Un local hermétique, dit "local de détente", est créé dans une des chambres de tir. De plus, un épandage de chlorure de chaux sera réalisé autour de l'abri et un fût supplémentaire sera placé dans le sas d'entrée. Un ventilateur à main permettra de ventiler les locaux et de créer dans le local de détente une surpression grâce à l'utilisation de portes et de volets étanches.
d) Les transmissions
Chaque observatoire sera relié au réseau téléphonique enterré de la PFL. Il sera doté d'un pistolet lance-fusées pour fusées avec ou sans parachute. Tous les autres projets sont abandonnés. (Un projet de télétransmission était en cours de réalisation dans un abri de PFL 1 et de P FL 4).
e) L'éclairage et le dégagement du terrain
Le projecteur est supprimé et rien ne le remplacera. Par contre, le dégagement du champ de tir et d'observation est réalisé. La remarque faite dans le premier projet de ne pas créer de zones dénudées, est respectée à la lettre, ce qui entraînera des déboires à certains abris. L'ennemi, sous couvert, pourra s'approcher de l'abri sans être vu de celui-ci.
f) Les éléments nécessaires à la vie
L'abri reçoit une dotation en vivres et en munitions qui doit être entreposée dans le local de détente. De plus, ce local devra être équipé de lits ou de hamacs, d'une table et d'un fauteuil transatlantique. Une latrine du type "bac inodore" sera placée au pied du local cloche. Les locaux supplémentaires sont supprimés. Ceci entraînera la disparition du bâtiment accolé à l'abri existant.
Voici les modifications les plus importantes qui sont à réaliser. Il est bien évident que chaque abri étant plus ou moins différent des autres, les modifications le seront également.
L'abri AC 1 est le premier transformé à titre d'essai. Aussi allons-nous plus particulièrement l'étudier. Afin de faciliter la compréhension du texte qui suit, nous conseillons au lecteur de se référer aux plans ci-après montrant l'abri, avant et après sa transformation.
Figure XI
Plan de l'abri AC 1 avant transformation
Figure XII
Plan de l'abri AC 1 après modification
LES TRANSFORMATIONS
Tout d'abord, un réseau de fil de fer barbelé, constitué de trois rangées, entoure l'abri. La longueur du périmètre est de 100 m, ce qui représente 120 piquets et 500 Kg de fil de fer barbelé. Des barrières permettaient le franchissement de ce réseau.
La protection de la porte d'entrée est renforcée par un mur en béton armé. La grille de fermeture existante est du type P1 (Voir ci-dessous). (Il est possible que certaines baies d'entrée aient été ramenées à hauteur d'homme).
Dans le mur formant la chicane du sas, le créneau d'observation et de tir est modifié. La goulotte lance-grenades existante et ce créneau peuvent être fermés par des volets intérieurs.
La porte à persiennes existante, de type P2 (Voir ci-dessous), est rendue hermétique à l'air.
La goulotte lance-grenades défendant la face latérale extérieure de l'abri reçoit également un volet intérieur.
Un tampon métallique est fixé sur la partie intérieure de la sortie de secours, afin de la rendre hermétique à l'air.
Figure XIII. Grilles et portes
P1 et P16
P2
La tablette, servant de support au chargeur de bandes de la mitrailleuse, est déplacée (voir photo).
Chargeur de bandes pour mitrailleuses Maxim 08/15. Ici, fixation murale (Fort de Battice, Bâtiment 1)
Le bac à argile de la première chambre de tir, permettant le placement d'une mitrailleuse et de son affût, est démoli.
A sa place, on fixe un affût "Chardome" avec un système "Squifflet" qui permet de placer un FM à la place de la Mi. (voir figure XIV et photos).
Figure XIV
Maxim 08/15 et son affût traîneau en position sur l'affût Chardome
FM .30 sur l'affût Chardome
Chambre de tir modifiée de l'abri FE 5. Support de l'affût Chardome et supports d'étagères
Le seul affût Chardome conservé (aujourd'hui disparu). Abri VM 1ter à Pepinster
L'embrasure de cette chambre de tir est modifiée. L'ancien système d'obturation intérieur de l'embrasure (voir photo) est enlevé ainsi que le volet extérieur. Le nouveau volet extérieur de fermeture de l'embrasure (voir photo) est constitué par une plaque de blindage de 6 cm d'épaisseur provenant d'une ancienne batterie allemande de la première guerre, la batterie Wilhelm II à Knokke (voir photos et figure XV ci-dessous).
Ancien système d'obturation intérieure d'une embrasure. Abri CF 8 non modifié
Nouveau système d'obturation extérieure de l'embrasure. Ici, celui de l'abri Mg 1, le seul conservé
Reproduction d'une carte postale de la Batterie Wilhelm II à Knokke
Figure XV
Modification de l'embrasure et placement du volet blindé
Les accès au local cloche et à la deuxième chambre de tir sont fermés par des portes hermétiques à l'air de type P 16. (Voir figure XIII ci-avant)
L'aménagement de cette deuxième chambre de tir est réalisé comme suit:
1) le bac à argile est démoli et le volet intérieur de fermeture de l'embrasure est enlevé.
2) l'embrasure est bétonnée en y aménageant une goulotte lance-grenades. Cette goulotte entraîne, en ce qui concerne AC 1, le remblayage du fossé diamant, afin de permettre l'explosion des grenades au ras du sol. Ce fossé diamant, un des rares construits, empêche l'ennemi d'atteindre l'embrasure afin d'y placer une charge explosive et évite que des remblais provenant d'explosions ne masquent l'embrasure.
Afin de pouvoir placer des lits superposés, un des côtés de cette chambre de tir est libéré de toutes ses étagères et crochets. Une partie de ceux-ci sont replacés sur le côté opposé, en vue de stocker tout le matériel en dotation; les autres seront fixés dans la première chambre de tir et dans le local cloche. Une nouvelle étagère est placée au-dessus de l'ancienne embrasure.
La dernière paroi du local reçoit un ventilateur puisant l'air dans le local cloche et le refoulant dans le local de détente ainsi que dans le local de tir.
Voilà les points principaux de transformations. Toutes les autres sont réalisées en fonction du type d'abri à modifier.
CHAPITRE VIII. LA REALISATION DES OBSERVATOIRES D'ARTILLERIE DES FORTS
Préambule
L'entreprise Melin enlève la commande concernant la modification des observatoires. Mais à la suite du décès de son directeur, une firme bien connue des Liégeois réalisera ce travail.
En effet, la firme Travaux Hydrauliques et Entreprises Générales, en abrégé Travhydro, exécutera la transformation de 11 bâtiments, soit 9 sur PFL 2 et 2 sur PFL 4, pour la somme de 117.445 francs de l'époque (pour convertir en francs actuels, multiplier par 21). La firme Doutrewe, rue Saint-Léonard, à Liège, va transformer les 13 observatoires de la PFL 1 pour la somme de 229.053 francs.
La firme Travhydro débute donc les travaux vers janvier 1939. Les charges de l'entrepreneur sont draconiennes.
Les bâtiments à transformer sont situés sur des terrains appartenant à l'Etat, enclavés dans des terrains privés. Une servitude de deux mètres de large relie chacun des terrains de l'Etat à la voie publique. L'entrepreneur a le droit de se servir de ces servitudes et des terrains de l'Etat pour réaliser les travaux, mais il doit les remettre en état à la fin de l'entreprise. Si la servitude est insuffisante, l'entrepreneur doit louer, avec l'accord des propriétaires, les terrains riverains. Les frais de location sont à sa charge.
Qui plus est, il doit fabriquer tous les différents accessoires non fournis par l'Etat. C'est-à-dire à peu près tout, sauf les ventilateurs, les affûts "Chardome" et les volets blindés qui sont entreposés à la caserne Saint-Laurent à Liège. Il devra en assurer le transport sur les lieux de placement à ses frais. Du fait des travaux défensifs réalisés dans l'ensemble de PFL 2, de l'établissement de réseaux de barbelés, rails antichars et barrières "Cointet", l'entrepreneur éprouvera d'énormes difficultés à atteindre certains abris comme CF 4, Mg 4 et FE 5.
Il doit également respecter un ordre de travail bien précis. La porte grille, par exemple, devra être fermée à la fin de chaque journée de travail, d'où l'obligation pour lui de commencer les transformations par ce poste. Les travaux d'obturation de l'embrasure du local de détente et la démolition du bac à argile correspondant ne pourront être commencés que lorsque la modification de la seconde embrasure et le placement de son affût "Chardome" seront réalisés, ceci afin de ne pas ôter à l'abri la possibilité d'effectuer des tirs. Mais quand on sait que le fournisseur de ces affûts, les Etablissements Faniel, les livrera en retard et avec des erreurs de fabrication entraînant de nombreuses retouches à effectuer sur place, on devine le retard que cela va provoquer.
Les heures d'ouverture du chantier sont fixées entre 7 et 17 heures. L'entrepreneur doit donner la préférence, lors de l'engagement d'ouvriers, aux Anciens Combattants, aux Invalides de Guerre et s'adresser à la Bourse officielle du Travail.
Les dimensions des baies et des différents objets indiqués sur les plans sont données à titre purement indicatif. Aussi l'entrepreneur devra-t-il relever sur place toutes les mesures afin de procéder à la fabrication de ces objets. Il devra prévoir trois baraquements à l'usage du personnel surveillant les travaux, respectivement situés à Cheratte, à Magnée et à Boncelles.
Les travaux, malgré toutes les difficultés que rencontrera parfois l'entrepreneur, avancèrent bien et, en décembre 1939, la majorité des observatoires étaient terminés.
Sitôt les transformations de l'abri AC 1 terminées, c'est-à-dire début mars 1939, on organise un exercice d'occupation permettant la mise au point de l'organisation des postes d'observation cuirassés extérieurs des PFL 1, 2 et 4.
La dotation en matériel avait été soigneusement étudiée et une circulaire du Ministre de la Défense nationale envoyée à la 3e DGnF nous l'apprend.
NdlR: la copie que possède le CLHAM n'est pas assez "lisible" pour en faire une image électronique.
Suite à cet exercice d'occupation, certaines modifications sont retenues:
Des essais de ventilation, à l'aide d'un ventilateur de la firme Sacré, avaient déjà eu lieu, le 6 mars 1938, bien avant la modification de l'abri AC 1. Il semble que ces essais n'aient pas donné entière satisfaction, car, en décembre 1939, les abris seront équipés de ventilateurs de type Bochkoltz.
Figure XVI
Ventilateur Bochkoltz type LP20
Le GP et ses munitions seront supprimés du local de tir et les grenades seront toutes du type Mills, donc suppression des grenades incendiaires.
Le FM du local de tir doit être muni de son trépied pour pouvoir être fixé sur l'affût "Chardome".
Figure XVII
FM .30 Browning et son trépied
Au point de vue des transmissions, il faut prévoir deux appareils téléphoniques, l'un avec laryngophone, l'autre avec casque, pour l'observateur.
La dotation en fusées éclairantes (80) et de signalisation (80) doit être augmentée.
La bouche d'expulsion d'air du ventilateur aboutissant dans le local de détente devra être équipée d'un filtre anti-gaz. En ce qui concerne le masque, il convient d'augmenter le nombre de boîtes universelles et de placer un microphone dans le masque de l'observateur.
Quant à l'éclairage, celui-ci s'avère nettement insuffisant, d'où il importe d'augmenter le nombre de lampes de type "Coleman".
Figure XVIII
Lampe Coleman
La table devra être pliante et les lits devront être remplacés par des hamacs (non réalisé). Nous pensons ici à un sérieux problème de place.
La priorité devra être donnée à des fournisseurs de la région pour la livraison des différents matériels en dotation dans les abris. En voici quelques exemples:
Les Etablissements Troisfontaines, quai de la Batte à Liège, ainsi que la firme Fonder Burnet, rue des Dominicains, à Liège, livreront les bidons d'essence et les lampes tempête.
Les réchauds PAN seront fournis par la firme Nystrom, rue des Rivageois, à Liège, tandis que Wuidar et Fils, de Wandre, livrera les madriers à placer sur les mines (1 madrier pour deux 2 mines).
Figure XIX
Réchaud PAN
Figure XX
Les Etablissements Faniel, rue Thier de la Fontaine, à Liège, livreront tous les affûts "Chardome" pour l'ensemble de la position.
Les plantations réalisées autour des abris à des fins de camouflage seront exécutées par M. Maurice Petit, de Grivegnée. Il procèdera à la plantation de legustrums, d'acacias, de sureaux, d'arbres fruitiers, de bouleaux, d'épicéas, de peupliers et de vignes vierges.
Les lits, les tables rabattables, les fauteuils transatlantiques doivent être livrés par la firme Mertens de Mortsel.
Figure XXI
Figure XXII
Figure XXIII
La Société de Travail Mécanique de la Tôle, de Bruxelles, fournira les bacs inodores
Figure XXIV
Quant aux ventilateurs, 24 seront livrés à la PFL. Ils sont du type LP 20. Les ventilateurs seront fabriqués en Belgique tandis que les turbines proviendront de France. Le soumissionnaire, M. Bochkoltz est de nationalité luxembourgeoise.
Des problèmes à résoudre, il y en aura encore. Actuellement, il est difficile de déterminer si tous les fournisseurs ont eu la possibilité de livrer à temps tout le matériel commandé par la Ministère de la Défense Nationale. Les travaux se terminent en décembre 1939 et il ne reste plus que six mois pour tout parachever, Mais à ce moment, personne ne le sait.
Début 1940, on prévoit l'électrification de l'ensemble des abris de PFL 2, 4 et d'une partie de PFL 1. Certains observatoires furent équipés d'éclairage électrique, notamment les abris FE 5 et CF 4, réalisé par la Firme Pire, Mais le début des hostilités mit fin à ce projet.
CHAPITRE IX. LES NOUVEAUX OBSERVATOIRES
Pendant ce temps, le Ministère se penche sur la construction des nouveaux observatoires.
Considérons tout d'abord FE 2, qui fera couler beaucoup d'encre.
FE 2
Le 23 octobre 1937, il est donc prévu d'établir un abri observatoire, soit sur le crassier du Hasard à Micheroux, soit sur le crassier de Lonette à Fléron. Il s'ensuit une étude approfondie sur les possibilités qu'offrent ces deux crassiers. En décembre 1937, se pose le problème délicat de l'édification d'une construction lourde au sommet d'un crassier.
Celui-ci est composé en effet de débris de schiste retirés des galeries de mines en plus des petits éléments et poussières retirés des lavoirs à charbon. Tout cela forme un énorme cône qui n'est guère stable. De plus, la décomposition des pyrites en présence de l'air provoque une cuisson des schistes qui forment des nids de poussière sans résistance. Le crassier du Hasard est en pleine combustion, tandis que le crassier de Lonette termine la sienne et est toujours exploité par son propriétaire, M. Mutzen-Pichotte.
Pour obtenir une stabilité convenant à semblable construction, il convient d'abattre le dessus du crassier afin d'obtenir un terrain d'assise plus stable et de prévoir un nombre suffisant de pieux profondément enfoncés. Tout cela entraînerait une dépense estimée à 830.000 francs de l'époque.
Les avant-projets les plus fous voient le jour. Par exemple, celui datant d'août 1938, prévoyant un abri à une cloche. Il a la forme d'un carré de 6,20 m de côté et repose sur 12 pieux Franki.
Figure XXV
FE 2 - Premier projet. Août 1938
Un peu plus tard, l'abri projeté voit sa longueur diminuée de 20 cm et ne repose plus que sur 8 pieux.
Au début de 1939, on préconise l'emploi de deux cloches entreposées dans les forts de Namur. D'un poids de 3 tonnes environ, ces cloches sont constituées de tôles d'acier de 3 cm d'épaisseur. L'ensemble repose cette fois-ci sur 18 pieux.
Figure XXVI
FE 2 - 2ème projet. 1939
D'autres projets seront encore mis à l'étude mais ils sembleraient trop longs et fastidieux dans le cadre de la présente étude. Finalement, le 16 juin 1939, les plans d'un abri léger pour personnel sont établis, avec tranchées, cette fois-ci. On est bien loin du gros abri en béton doté de cloche FM.
Cet abri consiste en une ancienne cabine blindée allemande. Celle-ci, d'un diamètre de 1 m, doit pouvoir être déplacée en cas de besoin. Elle possède une protection blindée de 10 cm pour une hauteur d'environ 1,30 m. Elle sera posée sur un radier en béton. Le personnel sera logé dans un abri léger du type des abris des Ardennes.
Figure XXVII
FE 2 - Juin 1939. Projet définitif
Nous sommes en juin 1939, A partir de cette date, nous ne trouvons plus de projet ultérieur concernant le futur abri FE 2. Aussi, ne savons-nous pas encore exactement de quoi il était composé le 10 mai 1940. En effet, selon la dernière note envoyée par la DGnF, datée du 25 août 1939:
1) l'abri ne sera construit qu'à la mobilisation, les matériaux étant, dès le temps de paix, entreposés au fort de Fléron;
2) il y a lieu de demander au propriétaire l'autorisation d'entreposer la cabine sur le crassier;
3) il y a lieu de lui faire savoir que l'achat éventuel de son crassier n'est en aucune manière envisagé, chose qu'il vise depuis longtemps.
EB 2
Comme nous l'avons vu plus haut, l'intervalle Evegnée - Barchon ne comportait pas d'observatoire et, de ce fait, le Ministère de la Défense nationale décida de transformer un simple abri d'infanterie.
Le choix se porta sur l'abri EB 2 qu'il fallait doter d'une cloche. Pour ce faire, un premier projet prévoit le réemploi d'une cloche de mitrailleuse du fort de Sougné-Remouchamps, dont la construction avait été abandonnée. Cette cloche aurait dû être scellée dans un abri de bombardement accolé à l'abri existant, la sortie de secours de l'abri constituant le passage entre l'ancienne et la nouvelle construction. L'abri lui-même avait été transformé de la même manière que les autres observatoires. Mais le 8 mai 1939, le MDN ordonna l'arrêt de cet avant-projet. Les cloches, en effet, devaient être modifiées pour recevoir un canon de AC 4,7 et devaient être placées dans les forts d'Anvers.
Figure XXVIII
Projet EB 2 avec cloche Mi
Un nouveau plan fut alors dressé, prévoyant une cloche de type FM. Ce type était, en effet, en fabrication, afin d'en doter les observatoires extérieurs de Namur. Le 15 mai de la même année, nouveau contrordre. La cloche d'un certain "bâtiment 25" sera utilisée. Suite au mauvais bétonnage d'un abri, situé à Boorsheim et portant le numéro 25, celui-ci risque de s'effondrer. Aussi est-il décidé de le démolir et de récupérer sa cloche, une cloche de type FM de 18 tonnes, et de la placer à EB 2. Le transport de cette cloche sera effectué par la Société Anonyme Wuidar le 17 mai 1939. Cette cloche, plus petite qu'une cloche de mitrailleuse, permet de réduire les dimensions de l'abri de bombardement accolé à l'abri existant, initialement prévu dans le premier projet.
Sur le plan, définitif celui-ci, on constate que le projet de communication par l'issue de secours est abandonné. Aussi, un percement de 80 cm de large est-il pratiqué dans une des parois de l'abri afin de permettre au personnel de pénétrer facilement dans le bâtiment accolé. L'issue de secours sera aménagée dans le puits de la cloche et se prolongera à l'extérieur par un tuyau ovale de section 60 x 90 cm. La transformation habituelle est réalisée dans l'abri.
Figure XXIX
EB 2 - Projet définitif
EC 1bis
Le dernier des trois nouveaux abris-observatoires à construire se nommera EC 1bis. Il est prévu au sommet d'un éperon rocheux situé au lieu-dit "Trixhay" à Embourg. En 1937, deux avant-projets sont réalisés.
Le premier est établi en vue de doter l'abri d'une cloche de mitrailleuse, d'un diamètre intérieur de 2,20 m et d'un poids de 50 tonnes, primitivement destinée au fort de Sougné-Remouchamps. Les locaux habituels sont prévus mais tout ceci représente un abri énorme.
Figure XXX
C 1bis - 1er projet
Ce premier projet est donc annulé et est remplacé par un second prévoyant un abri aux dimensions plus réduites. Pour ce faire, on élimine le sas d'entrée qui sera remplacé par un puits vertical; le local du ventilateur est également supprimé; le ventilateur sera placé au pied de la cloche; la sortie de secours sera également en puits.
Figure XXXI
EC 1bis - 2ème projet
Légende: A entrée en puits - A' entrée avec sas - B latrine - C ventilateur - D local de repos avec lit et étagère - E sortie de secours en puits - F local de la cloche, Æ 2,20 m - G Barrage de poutrelles
Mais à partir de mai 1939, l'utilisation de cette cloche est réservée, comme dans le cas d'EB 2, aux forts d'Anvers.
Le 7 juin 1937, le Directeur du Génie et des Fortifications précise dans une note (note n° 2308/A1/510) que l'importante différence de poids existant entre la cloche FM de 18 tonnes et la cloche de mitrailleuse de 50 tonnes, jointe à la réduction notable du diamètre intérieur de cette cloche (respectivement 1,20 m pour 2,20 m), permet une réduction importante de la masse de béton qui ne serait plus que de 106 m³. On établit alors un plan définitif d'un abri observatoire possédant une cloche FM et des parois en béton de 1,30 m d'épaisseur.
L'abri est composé d'une entrée habituelle, défendue par un lance-grenades et un créneau d'observation qui permet également l'emploi d'un GP. Un local à latrine, en fait, un simple "bac inodore", jouxte l'entrée. Un sas permet l'accès au local cloche qui reçoit le ventilateur. Le local de détente habituel comporte une issue de secours spéciale: du fait que l'abri est presqu'entièrement enterré, la sortie de secours est prolongée par un conduit horizontal, formé de tuyaux en béton de 1 m x 0,70 m, d'une longueur de 12,50 m, le débouché se faisant dans une petite dépression de terrain, ceci afin de le masquer aux vues de l'ennemi. Le coût de l'abri est estimé à 275.000 francs de l'époque.
Ce projet est approuvé et les soumissions sont attendues pour le 18 décembre 1939. L'adjudication en revient à la firme Deridder-Cantillana de Bruxelles. L'hiver 1939-1940 étant très rigoureux, le bétonnage fut très souvent interrompu. Aussi, le jour de l'invasion allemande, l'abri venait-il à peine d'être terminé.
Figure XXXII
EC 1bis - Plan définitif
Légende:
A' entrée avec sas - B latrine - C ventilateur - D local de détente - E sortie de secours - F' local cloche Æ 1,20 m - G barrage de poutrelles - H conduit de sortie
CHAPITRE X. LES COMBATS
Il est minuit 40, en ce 10 mai 1940. L'Etat-Major du Régiment de Forteresse de Liège reçoit le code d'alerte réelle. Les Allemands violent notre frontière pour la seconde fois en 22 ans.
Les forts de la PFL 1, 2 et 4 se préparent à affronter l'ennemi.
Les différents abris-observatoires sont prêts à remplir leur mission au profit de leurs forts respectifs. Quels sont-ils? Du nord au sud:
Tableau
Remarque:
Grâce au réseau téléphonique enterré de la PFL, chaque abri-observatoire peut communiquer avec tous les forts et les postes d'observation des différentes positions et vice-versa. Exemple: l'abri observatoire BV 7, situé sur la commune de Theux, règlera des tirs de la coupole de 150 mm du fort de Chaudfontaine.
Outre les abris-observatoires, les forts disposent également de postes d'observation de campagne, dans et au-dehors de la position. Généralement ces postes sont de simples trous creusés dans le sol, protégés par une tôle.
D'autres sont, comme en 1914, situés au sommet de terrils, clochers, etc.
Tous ces postes sont reliés par lignes volantes au réseau téléphonique enterré.
Vu leur grand nombre, nous nous bornerons à ne citer que ceux du fort de Barchon: Thier Nagant, Julémont (clocher), Belles-Fleurs de Trembleur et de Cheratte, Neuve-Maison, Housse, Leval, la Brasserie
Figure XXXIII
Schéma de situation des PO de campagne du fort de Barchon
Ces deux types de postes d'observation, c'est-à-dire les abris-observatoires et les postes d'observation de campagne (PO), sont numérotés pour toute l'artillerie du IIIe Corps d'Armée. Chacun d'eux doit régler et observer les tirs soit de l'artillerie de campagne, soit des forts, dans son secteur d'observation, quel que soit le fort ou l'unité qui y tire.
Exemple: le fort de Chaudfontaine dispose de six PO, à savoir:
PO de campagne en dehors de la position: Froidheid - 0.324, Calvaire - 0.325
PO de campagne dans la position: Les Gottes - OP 217, Wérister - OP. 216
PO sous-abri dans la position: MG 1 - OP 289, CF 4 - OP 288
Les forts ont encore la possibilité d'obtenir des renseignements par l'emploi d'agents de renseignements, de patrouilles en civil ou en uniforme, ou encore par des Détachements de Liaison et d'Observation (DLO) auprès d'unités de campagne. Ces DLO sont constitués de 4 hommes, détachés d'un fort depuis le début de la mobilisation auprès de certaines unités. Cette équipe est constituée d'un maréchal des logis, d'un brigadier et de deux téléphonistes, tous à vélo.
Exemple: le fort de Fléron dispose d'un DLO auprès de la 4e Compagnie du 1er Régiment Cycliste Frontière.
Mais revenons au 10 mai 1940, La prise des ponts de Vroenhoven et Veldwezelt, ainsi que la chute rapide du fort d'Eben-Emael, ont de graves conséquences pour le pays et pour la défense de la PFL. Les Allemands la contournent en effet, par le nord et le sud. L'ensemble des troupes belges installé dans les intervalles de PFL 2 risque donc d'être encerclé. Aussi, le 10 mai vers 19 heures, les troupes du IIIe CA reçoivent-elles l'ordre de repli derrière la Meuse. Cet ordre aura de lourdes conséquences pour nos observatoires (*). De plus, il n'était nullement prévu de se battre sur cette ligne.
(*) En effet, dès 1929, le rôle de la PFL 2 se limite à permettre aux troupes de couverture de résister à une attaque brusquée allemande qui chercherait à s'emparer des passages de la Meuse, à Liège, pour aller jeter le trouble dans la mobilisation belge. Ensuite, elle doit constituer un solide point d'appui pour la droite de l'armée de campagne mobilisée. Aussi, on décide de placer dans les forts de la PFL 2 quelques pièces d'artillerie afin de donner à l'ennemi l'impression d'une forte résistance sur la rive droite de la Meuse.
L'Etat-Major belge n'est pourtant pas partisan de placer de l'artillerie dans les forts, mais il s'est trouvé, à Liège, dans une situation de fait qui l'a amené à déroger à ce principe. Aussi les pièces d'artillerie des forts de la PFL 2 proviennent d'un stock de matériel inutilisé que l'on avait songé à vendre (Note CDH - Extrait de la correspondance entre l'Ambassade de la République Française en Belgique et le 2ème Bureau français à Paris - 1921 à 1929 - Classeur "Entre deux guerres".)
En conclusion, la PFL 2 n'est en fait qu'un leurre. Ceci explique certaines choses.
Le repli s'effectue dans le désordre le plus total. Le commandant en chef du III CA, le Lieutenant-Général de Krahe, est déjà sur la route de l'Yser. Nos équipes d'observateurs voient l'infanterie quitter ses abris qui devaient soutenir leur action, et, bien que ne dépendant pas de l'infanterie, certaines équipes se replient en même temps qu'elle. C'est le cas pour FE 2.
Photo
Les données qui suivent sembleront imparfaites pour le lecteur averti. II faut savoir en effet que certains dossiers sont toujours classés "répressifs" et sont donc inaccessibles. Nous comptons sur la prescription pour faire plus de lumière sur certains points précis.
A FE 2, le maréchal des logis F... téléphone, le 11 mai vers 6 h, au commandant du fort de Fléron, le capitaine Glinne, pour réclamer des instructions. Vers 6 h 30, il re-contacte le PC pour signaler que l'infanterie est partie pendant la nuit et qu'un officier du 15A (15e Bataillon d'Artillerie) est sur place pour évacuer le PO du 15A, installé à côté de son observatoire. Il reçoit l'ordre de se défendre sur place, l'ordre de repli ne pouvant être donné que par le commandant du fort de Fléron. Le Mdl F... ainsi que le brigadier H… et leur équipe abandonneront, sans ordre, l'observatoire vers 7 h.
Fléron a ainsi perdu un observatoire.
Copie d'une note concernant l'abandon de FE 2
C'est également le cas pour FE 5 et EB 2 qui, comme on le sait, dépendent tous deux du fort d'Evegnée.
Evegnée a donc, en ce matin du 11 mai, perdu ses deux observatoires.
Le 12 mai
Le 12 mai, la PFL 1 est déjà investie et l'ennemi commence à tâter la PFL 2. Ce sont surtout les PO de campagne, plus éloignés, qui signalent les mouvements allemands. Et, comme en 1914, ces observateurs doivent se replier.
En ce début de soirée, l'abri BM 3 est vide d'occupants.
Dans les rapports de la Commission des Forts, on trouve cette note:
Copie extraite du rapport de la Commission des Forts - CDH - Farde Fort de Barchon
Façade de l'abri BM 3
Durant la nuit du 12 au 13 mai, les forts de Chaudfontaine et de Fléron effectuent un tir simultané pour dégager les deux PO de Magnée, Mg 1 et Mg 4. Par après, l'observatoire Mg 4, situé à proximité de Mg 1, signale au fort de Chaudfontaine qu'il a trouvé dans l'abri, vide, tous les documents et matériels et qu'il les tient à la disposition du commandant Clobert, commandant du fort de Chaudfontaine.
En ce lundi 13 mai, BE 5 signale au fort de Boncelles des détachements allemands venant dans sa direction. Un échange de coups de feu s'ensuit et un membre de l'équipe de l'abri est blessé. Dans le courant de l'après-midi, l'abri fut abandonné. C'est le cas également pour FB 2 qui, bien qu'ayant reçu l'ordre de tenir, fut abandonné.
Voilà le fort de Boncelles privé de deux abris-observatoires.
Le 14 mai
L'aube du 14 mai montre de nombreux observatoires déjà vides
Figure XXXIV
Situation le 14 mai
En ce jour, l'abri FB 3 signale des mouvements de l'ennemi à l'orée d'un bois proche de lui et assiste à l'installation d'un petit canon allemand. Le fort de Boncelles exécute les tirs demandés par l'abri et veut ensuite entrer en communication avec lui, mais il ne recevra plus de réponse.
Le lendemain, l'abri BE 8 signale l'ennemi à Tilff sur le chemin de fer. Ce sera sa première et dernière intervention.
Au fort de Chaudfontaine, le manque d'observation se fait sentir, car les Allemands approchent de plus en plus. Aussi le commandant Clobert fait-il réoccuper l'abri Mg 1 par une équipe de volontaires
Du 16 au 19 mai.
Les abris Mg 1 et Mg 4 tomberont le 17 mai, le même jour que leurs forts respectifs, à savoir Chaudfontaine et Fléron. Ils ne purent guère renseigner leurs forts sur les mouvements des troupes ennemies. N'oublions pas que Mg 1 est resté vide d'occupants du 13 au 15 mai.
Figure XXXV
Situation le 16 mai
En ce qui concerne CF 4, bien que le personnel occupera son poste jusqu' au 17 mai, il ne verra jamais l'ennemi, les Allemands n'ayant jamais pénétré dans son champ d'observation.
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Le 17 mai, vers 14 h, tombe également l'abri EC 1 bis, quelques heures avant la chute du fort d'Embourg. Parfaitement placé, il a renseigné tous les mouvements de l'ennemi aux forts d'Embourg et de Chaudfontaine. Il est le seul, de PFL 2, a avoir subi le tir, excessivement puissant, du fameux canon antiaérien allemand de 88 mm FLAK. Le lecteur peut se faire une idée du tir subi par l'abri en considérant l'état de sa cloche d'observation, Le brigadier Pirson et son équipe tenteront de rejoindre l'armée de campagne.
(NdlR: voir "Les derniers moments de EC 1 bis" par le brigadier Albert Pirson, dans le bulletin Tome IV, fasc. 5 de mars 1990)
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AC 1, superbement placé, permet aux forts de Pontisse, privé de PL 13 depuis le 13 mai, et de Barchon d'effectuer de nombreux tirs précis et d'arrêter ainsi la progression des Allemands. Ce n'est qu'à la chute du fort de Barchon, le 18 mai à 19 h, que l'abri arrête sa mission. Son équipe le quittera après avoir détruit documents et matériel et tentera de rejoindre l'armée de campagne.
Quant aux observatoires de la PFL 1, ils connaîtront différents sorts. Certains auront la possibilité de résister jusqu'au 24 mai.
Conclusion
Le fort d'Evegnée tombe le 19 mai à 16 h, mais depuis la nuit du 10 au 11, il ne possède plus un seul observatoire sous abri pouvant diriger ses tirs.
Vu l'abandon et la chute rapide de nombreux observatoires dès les premiers jours de guerre, on peut se poser la question quant à l'efficacité des tirs des forts puisque privés de leurs yeux. Les forts de la PFL 2 disposaient, en effet, de 6 canons de 150 mm, de 12 canons de 105 mm et de 23 obusiers de 75 mm, Ils ont quasi tous épuisé leurs munitions. C'est qu'ils ont, la plupart du temps, envoyé leurs obus sur des points de passage obligé, sans savoir si l'ennemi y était réellement présent.
Remarquons que les abris-observatoires étaient disposés sur la même ligne que les forts et que leurs zones observables n'étaient guère étendues.
De plus, les conditions de vie ne facilitaient pas les choses. Imaginez-vous un instant, à quatre ou cinq hommes, dans la pénombre, dans une pièce exiguë, encombrée de matériel, enfermés 24 heures sur 24, Passer ces heures, sous un casque d'acier, soumis aux courants d'air, à essayer de découvrir un ennemi qui, dans quelques minutes, vous détruira peut-être. Vous êtes isolés, l'armée belge est loin, vos êtres chers sont proches et votre avenir ne s'annonce pas réjouissant...
Alors, un grand coup de chapeau à ceux qui ont fait leur devoir. Et surtout pas de rancune envers ceux qui ne l'ont pas fait.
Annexes
PLANS DES OBSERVATOIRES DE PFL 2
FB 2
FB 3
BE 5
BE8
EC 1bis
CF 4
MG 1
MG 4
FE 2
FE 3
EB 2
BM 3
AC 1
REMERCIEMENTS
Voilà résumé, en quelques pages, le travail de plusieurs années de recherches. Des kilos de papier remués, des centaines de kilomètres parcourus, des heures de discussions passionnées, tout cela comprimé en un tout petit fascicule.
Ce travail, je ne l'ai pas réalisé seul, loin de là.
Tout d'abord un grand merci à Willy Houet qui m'a tout d'abord convaincu de réaliser ce travail et qui, surtout, a passé des heures à le corriger et à l'améliorer. Merci aussi à toute sa famille qui a dû supporter le fait qu'il s'isola des heures durant.
Merci également à tous les membres de l'ASBL Fort de Battice qui me permirent d'accéder au CDH et d'en comprendre le mécanisme, et qui, surtout, répondirent à toutes mes questions.
Un grand merci à Monsieur Dury, responsable du Centre de Documentation Historique des Forces Armées qui m'a aidé dans mes recherches.
Je ne voudrais surtout pas oublier mon ami Frank Vernier qui partage la même passion que moi et qui m'a aidé dans toute la mesure de ses possibilités.
Et enfin, un grand merci au CLHAM sans lequel vous ne pourriez lire ces lignes, et à tous les membres de ma famille qui ont supporté le fait que, pendant des années, je ne sois pas très disponible.
Mes remerciements également à tous ceux que j'ai oubliés sans le vouloir.
Emile Coenen
BIBLIOGRAPHIE
Lhoest Jean-Louis et Georis Michel - Liège Août 1914 - Presses de la Cité - 1964.
Melon M. et Lombard L. - Lutte â mort - Collection Coeurs Belges.
Faque Christian. - Les forts de la Meuse 1887-1891 - Les Amis de la Citadelle de Namur.
Viatour Michel. - Seul entre Meuse et Ourthe, Le fort de Boncelles, Août 14-Mai 40 - Everling.
Bikar A. (Lt-Col Hre) - Les ouvrages de fortification belges en 1940 - Les abris des Ardennes - Revue Belge d'Histoire militaire - RBHM XXI/4.
Bikar A. - La 253e DI allemande entre dans le sous-secteur du 1er RCyF - Revue Belge d'Histoire Militaire.
De Wergifosse A. (Col BEM e.r.) - Les 469 heures du Fort de Tancrémont - Marabout. Revue Belgique militaire 1913.
Dossiers consultés au Centre de Documentation Historique des Forces Armées Belges (CDH): Dossiers fortifications.
Archives mises en dépôt le 29 juin 1957.
QGT n° 49, 50, 55, 80, 135, 138, 150, 190, 195, 209, 214, 348, 403, 457.
Plans, calques et croquis répertoriés sous les lettres R et P: R.62, P.99.
Je profite de l'occasion pour lancer un appel réitéré à tous ceux qui possèdent des photographies, plans ou documents en rapport avec les abris de n'importe quelle ligne afin qu'ils s`adressent à moi-même par l'intermédiaire du CLHAM.
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