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Editorial
L'Hôtel national des Invalides à Paris abrite le Musée des Plans-reliefs, héritier d'une tradition royale et militaire remontant au début du règne personnel de Louis XIV.
Cette collection a été créée à partir de 1668, au lendemain des guerres où la France obtint une dizaine de villes dont Oudenaarde, Courtrai, Tournai, Ath et Charleroi qu'il fallut fortifier sans délais. La construction de maquettes avait été opérée de façon à pouvoir exercer un contrôle sur les travaux de fortification, dont Louvois et Vauban étaient les artisans.
Dans un même but stratégique,apparaissent ensuite les plans-reliefs de Bouillon (1689), Nieuport (1698), Ostende (1699), Ypres (1701) et Menin (1708).D'autres plans sont toutefois construits pour devenirs commémoratifs si pas jouets princiers. Des raisons didactiques ne sont pas étrangères à la réalisation de ces maquettes que "le vendredi 14 mars 1717, le tsar Pierre le Grand alla, dès six heures du matin, voir ... et examiner fort longtemps en les admirant comme une merveille."
Cette représentation tridimensionnelle d'un site reproduit à une échelle adéquate pour captiver l'attention,devient aussi oeuvre d'art. Ce qui peut, sous un certain aspect, expliquer pourquoi cette tradition s'est perpétuée jusqu'à nos jours. Quoi qu'il en soit, notons le plan-relief de Namur construit en 1750, montrant comment Coehorn avait remodelé son système défensif en 1691 et celui d'Anvers. Ce dernier plan-relief se rapportant à la Belgique,commémore le siège de la ville et de sa citadelle en décembre 1832 après les bombardements des troupes françaises dirigées par le Maréchal Gérard. Une attention particulière est à porter aux plans de Maastricht et de Luxembourg, qui fondée au Xème siècle et fortifiée depuis le XIIème est devenu le véritable modèle de fortifications : camp romain, enceinte médiévale, système défensif de Vauban et remaniements du XVIIIème siècle. Par ailleurs,chacune de ces deux villes possède la copie du plan-relief conservé à Paris. A part l'oeuvre exceptionnelle de Monsieur A. Sansen pour la ville d'Ath,qu'en est-il chez nous ? Si on se place au niveau de la protection et de la restauration des vestiges architecturaux, la situation apparaît bien plus alarmante encore... Nos amis de Namur et d'Anvers montrent à ce sujet un dynamisme exemplaire. Pour ce qui concerne la fortification bastionnée, non bétonnée, le C.L.H.A.M. souhaite réunir à Liège et à leur meilleure convenance les personnes que cette étude intéresserait.
P. Rocour
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Le courrier des lecteurs
Réponses aux questions
Pourquoi, dans un canon, les rayures sont-elles, le plus souvent, droitières ?
Voici, de Monsieur J. BASTIN, président de l'Amicale du Fort de TANCREMONT, une explication.
"Nos instructeurs nous apprenaient que les canons étaient rayés pour que l'obus se visse sur sa trajectoire afin que l'ogive touche l'objectif en premier et que, puisque les rayures étaient droitières, l'obus, au contact de l'air, dérivait vers la droite."
"Il paraîtrait, me suis-je laissé dire, que si les rayures étaient droitières, c'était pour tenir compte de la distance parcourue par la terre dans sa rotation entre le départ et l'impact de l'obus, la vitesse de rotation de la terre d'ouest en est, sous notre latitude, étant de quelque 285 mètres/seconde."
"Pour une différence de latitude de 20 Km, ce qui représente déjà une belle portée, la différence de la vitesse de rotation est de l'ordre de 1 mètre//seconde (plus 1 mètre vers le Sud, moins 1 mètre vers le Nord."
"En outre, si l'objectif se déplace, il faut tenir aussi compte du fait que la pièce se déplace dans le même sens et pratiquement à la même vitesse."
"Il peut paraître logique que, pour des portées supérieures à 20 kilomètres (ce qui est quand même rare), on tienne compte de la rotation de la terre. Si l'on tire vers le Nord, la dérive de l'obus peut compenser le déplacement de l'objectif. Mais si on tire vers le Sud, cela ne va plus car il faudrait des canons à rayures gauchères."
"Je pense tout simplement que si les rayures sont droitières, c'est par convention. Les artilleurs pouvant être amenés à tirer avec des pièces différentes et dans toutes les directions, savent que la dérive est à droite et en tiennent compte dans l'établissement de leurs calculs."
Monsieur Jean BROCK nous donne une définition de la rayure et nous cite une série d'armes à rayures droitières et une série d'armes à rayures gauchères avec leurs caractéristiques.
Définition : RAYURE, rainure hélicoïdale pratiquée à l'intérieur du canon d'une arme à feu pour imprimer au projectile un mouvement de rotation qui en augmente la précision. (Larousse illustré 1982).
Certains vous diront que les rayures droitières ont été conçues en tenant courte du sens de rotation de la terre (pour de meilleurs réglages ?
"Ou bien parce qu'il y a plus de droitiers (cela a-t-il influencé ?). Quel que soit le sens de la rayure, droite ou gauche, cela importe peu et n'influence nullement le tir de précision des petites armes. Si on répertorie les armes, surtout les petites, on constate qu'il y a plus de rayures droitières que de gauchères."
La rayure gauchère est préférée par certains constructeurs anglais dont l'outillage est adapté à ce genre de rayures. Le renouvellement de l'outil existant entraînerait des frais importants pour pratiquer les rayures droitières.
En 1847, COLT présente son nouveau revolver avec canon rayé et barillet 6 coups avec éjection des douilles par tige poussoir central de calibre 11,7 mm du nom "OLD ARMY". Les rayures sont une innovation (Etaient-elles droitières ou gauchères ?).
Quelques exemples de rayures droitières et particularités
- Revolver LEE ENFIELD .38 Mk1, 1*, 1** (1) : 7 rayures à droite, font un tour complet sur une longueur de 15 pouces.
(1) Les * correspondent aux modifications apportées.
D'autres revolvers tirent la même munition que le LEE ENFIELD . 38, citons : le .38 WEMBLEY, toujours avec l'armé à la main, pontet détachable, ou le SMITH ET WESSON .38 (U.S.A.). Ce revolver peut être monté avec un canon de 4,5 ou 6 pouces.
- Le Pistolet GP (Grande Puissance), arme individuelle d'un calibre de 8,85 mm, avec canon à six rayures droitières, pour une munition de 9 mm.
- La mitraillette THOMPSON, arme individuelle portative pour combat rapproché, d'un calibre de .45 (11,43 mm), canon à 6 rayures droitières.
- Le fusil AFN .30, arme individuelle, calibre 7,62 mm, canon à 4 rayures droitières.
Voyons maintenant les rayures gauchères de fabrication anglaise
- Le fusil SMLE (Short Magazine Lee Enfield) n° 1 Mk III d'un calibre de .303 à 5 rayures hélicoïdales à gauche
- L'armée britannique avait mis en service, en 1895, le premier LEE ENFIELD, un fusil aussi long que les modèles contemporains. Elle en sortit un second modèle, plus court, en 1903
Ce fusil fut d'abord critiqué par les spécialistes mais des millions de soldats leur donnèrent tort. Converti au calibre 7.62 mm pour tirer les munitions OTAN, il est encore en service comme arme de tireur d'élite.
- Le n° 4 Mk I, avec quelques différences, l'allègement, plusieurs sortes de hausses, différents guidons correcteurs, mais la hausse tangentielle Mk IV de 200 à 1.300 yards, seul existe encore. Il peut être équipé de crosses de trois longueurs différentes : L = 13 pouces, N = 12 1/2 pouces, S = 12 pouces (L et S sort marqués sur la crosse, N (normal) ne l'est pas.
Différents signes apparaissent sur ces fusils, que l'on méconnaît, et pourtant bien intéressants.
Voici quelques exemples et leur signification :
- GP sur le plat du canon et la carcasse : ne peut servir qu'en cas de nécessité.
- DP au même emplacement que le précédent : pour l'instruction.
- sur le plat du canon et la carcasse : rouille à l'intérieur du conon.
- sur n'importe quel côté du canon : rouille à l'extérieur du canon.
- Le premier signe ci-dessus, à gauche du plat du canon : canon usé
- Le 2e signe ci-dessus, sur le plat du canon : canon usé.
- Le 3e signe : idem. Les trois permettant la distinction du département d'inspection.
- HV devant la hausse : ne peut tirer que les cartouches Mk VII.
- La mitraillette STEN GUN Mk II fut mise au point et présentée par deux techniciens de la Royal Small Arms Factory à Enfield.
- Toutefois un Premier modèle Mk Ifut construit à 100.000 exemplaires avec cache-flamme en forme de cuillère et une crosse en bois.
- Puis la Mk II, le modèle le plus connu et le plus répandu fut fabriqué à 2 millions d'exemplaires, sans compter les quantités non dévoilées qui ont été parachutées dans les pays occupés.
- Ensuite la Mk III fut fabriquée en Angleterre et au Canada.
- La Mk IV, destinée aux parachutistes, a été testée mais pas mise en service.
- Enfin vint la Mk V, plus élégante que les modèles antérieurs, et qui resta en service dans l'armée britannique jusqu'en 1950.
Le canon de la Mk II, la plus répandue, a six rayures hélicoïdales à gauche qui font un tour complet sur une longueur de 9 pouces et un calibre de 9 mm.
- Quantité d'autres armes pourraient être vues pour leurs particularités et leur construction : la gamme est vaste, des origines à nos jours.
Réponse à la question de Monsieur François DUQUENNE
La bande métallique graduée en millièmes; fixée sur la circonférence de l'étage intermédiaire de la coupole de 105 mm, était-elle mobile, ou bien son index ?
- l'index était mobile (et, explication complémentaire : la bande graduée était en laiton)
- cette bande était graduée en 6.400 millièmes
(réponse fournie par monsieur Francis TIRTIAT)
Question de Monsieur Francois DUQUENNE, concernant LA BOITE A BALLE
Caractéristiques :
la boîte à balles n'avait pas les mêmes caractéristiques que l'obus traditionnel. Comme son nom l'indique, il s'agissait d'une douille en laiton, composée du culot et de son amorce, de la charge de propulsion et chargée d'un certain nombre de "ballettes" de +/- 10 mm de diamètre (genre cartouche de chasse)
Fonctions :
La boîte à balles était tirée à partir de l'obusier de 75 mm sous coupole et son emploi exclusivement réservé à la défense rapprochée du fort. Le tir simultané des quatre coupoles de 75 mm, appelé "tir de série" balayait l'entièreté des glacis et du massif, chacune des coupoles ayant un secteur bien défini à défendre. A la sortie du tube et sous l'effet des rayures, l'enveloppe en laiton se déchirait et libérait la charge de billettes" qui se dispersent en faisceau sous forme d'arrosage.
Ce genre de projectile était très redoutable et redouté par l'adversaire.
Questions :
- combien de "ballettes" étaient contenues dans ce projectile ?
- quel était l'alliage qui composait ces "ballettes"
et la réponse de l'équipe "Forts", porte-parole : F. Tirtiat
- la boîte à balles, spécifique à l'obusier de 75 mm sous coupole des forts réarmés était chargée de 215 balles.
- la composition de ces balles était du plomb antimoineux, parfois appelé "plomb d'imprimerie" ou "plomb durci".
Source : manuel de l'obusier de 75 mm sous coupole.
- la boîte à balles du canon-obusier modèle 34 sous coupole était chargée à 208 balles de même composition (forts nouveaux).
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La Manufacture d'Armes de l'Etat - Colonel P. LEONARD
Le colonel Pierre LEONARD, commandant de l'Arsenal du Matériel Mécanique et de l'Armement (As Meca) à Rocourt, vient de rédiger une histoire de cet établissement militaire important situé sur les hauteurs de la ville de Liège, dont le monument des trois chars d'assaut se cabrant attire le regard lorsque l'on roule sur l'autoroute Aix-la-Chapelle - Liège, à la sortie pour Rocourt et Tongres.
L'Arsenal est issu du regroupement de trois établissements, à savoir :
- la Fonderie Royale de Canons
- la Manufacture d'Armes de l'Etat (M.A.E.)
- l'Arsenal du Charroi d'Etterbeek (As Ch)
Avant de former un arsenal intégré avec l'Arsenal du Charroi, F.R.C. et M.A.E. avaient fusionné pour donner naissance à l'Arsenal d'Armement (As Arm)
L'histoire de la F.R.C. a paru dans le bulletin du C.L.H.A.M., Tome II, de juin 1983.
Le colonel LEONARD nous autorise à publier le chapitre consacré à la M.A.E. et nous l'en remercions.
Détail d'un plan parcellaire de 1860 où apparaît la M.A.E.
Il faut noter :
1° que la M.A.E. ne doit en rien être confondue avec la F.N. (Fabrique Nationale).
2° que l'établissement connu sous le nom de Manufacture d'Armes de Liège est antérieur à la M.A.E. et avait disparu au moment où celle-ci fut créée.
L'histoire de cette M.A.L. est développée par Monsieur Cl. GAIER dans le bulletin trimestriel de l'A.S.B.L. "Les Amis du Musée d'Armes de Liège", N° 42-43 de Septembre 1984 sous le titre : "Un mémoire inédit sur la Manufacture d'Armes de Liège en 1803".
Aspect actuel du site de la M.A.E. qui occupait le côté gauche de la Rue des 600 Franchimontois
Après le texte du colonel LEONARD, nos lecteurs trouveront, extrait de "LIEGE 1881", une notice du Colonel A. HALKIN sur la M.A.E., telle qu'elle fonctionnait depuis la création jusqu'à l'époque de son commandement (1878-1883).
Vues prise de la rue Saint-Léonard. Sur le site de la M.A.E. se trouvent un immeuble à appartements sociaux de la "La Maison Liégeoise (à gauche) et une crèche (dans le fond). A l'arrière-plan, les hauteurs de Vivegnis.
LA MANUFACTURE D'ARMES DE L'ETAT (M.A.E.) - Colonel P. LEONARD
1. Période 1838 - 1914
La mise en place de l'établissement
NAPOLEON avait organisé à LIEGE une Manufacture d'Armes mais celle-ci n'avait pas survécu à l'Empire.
C'est le 12 novembre 1837 que le Gouvernement Belge décide par Arrêté Royal l'organisation d'une Compagnie "d'ouvriers armuriers".
Un mois plus tard, un "atelier de réparations" est annexé à la fabrique MALHERBE de GOFFONTAINE qui elle-même était déjà louée par l'Etat Belge.
Le Gouvernement tient absolument à mettre en régie la fabrication des armes de guerre. Dans ce but, le 8 mars 38, il achète rue SAINT-LEONARD la propriété LECRENIER d'une contenance de 77,15 ares pour 50.000 francs. C'est à cet endroit que démarre vraiment en 1840 la Manufacture d'Armes de l'Etat, établissement d'instruction, de fabrication et de réparation pour toutes les armes de petits calibres.
On entreprend de suite la construction des infrastructures nécessaires. À cet effet, on investit quelque 225.000 francs au cours des premières années. Cent ans plus tard, l'ensemble du complexe va couvrir une superficie de 11.000 mètres carrés.
Le bâtiment
Rez-de-chaussée
1 Mag aciers - 2 Outillage - 3 Petite mécanique - 4 Force motrice - 5 Bois - 6 Forges - 7 Chaudières - 8 Menuiserie - 9 Hall - 10 Trempe - 11 Sablage - Peinture - 12 Soudure
1er Etage
Labo chimie - Mitrailleuses - Polissage - Chromage
Les activités de la M.A.E.
La Manufacture montée pour une fabrication annuelle de 10.000 armes à feu peut au besoin porter sa production à plus du double de ce chiffre.
Au cours des années, les travaux de l'entreprise consistent en général dans la fabrication des armes destinées aux Corps de l'Armée et de la Gendarmerie. Elle prend aussi en charge les mousquetons des douaniers et l'artillerie de la Garde Civique. On y produit également des pièces de rechange diverses, des capsules vides pour les armes à percussion et on y transforme régulièrement des armes pour les moderniser suivant les systèmes nouveaux.
On ne peut non plus passer sous silence la formation par la M.A.E. d'une élite de maitres-armuriers destinés aussi bien à ses besoins propres qu'aux Régiments, aux Dépôts et aux ateliers régionaux.
2. Période 1914- - 1918
A la veille de la guerre
A la veille de la guerre, la M.A.E. assure l'entretien et la réparation des mitrailleuses, fusils-mitrailleurs, fusils, carabines, pistolets, sabres, lances et baïonnettes.
Pourvue de l'outillage voulu pour la fabrication de notre fusil MAUSER de calibre 7,5 mm, elle vient de recevoir commande de 10.000 de ces armes.
On y fabrique également des voiturettes pour mitrailleuses, à traction canine, ainsi que les pièces de rechanges pour les armes de ce modèle.
Lors de la mobilisation, la M.A.E. détache à NAMUR et à ANVERS un atelier de réparation du matériel d'armement.
L'atelier d'ANVERS
Quand en août 1914, LIEGE est envahie, la M.A.E. évacue rapidement ce qu'elle peut, en particulier la réserve en armes et une grande partie des pièces de rechanges.
Avec ce matériel, elle installe un atelier à ANVERS sous la direction de l'Ingénieur d'Artillerie BOONE. Comme nous l'avons noté par ailleurs dans l'histoire de la F.R.C., la Place d'ANVERS était réputée devoir tenir devant l'envahisseur.
Une grande partie du personnel de la Manufacture a quitté LIEGE pour ce nouvel atelier et une tâche importante et urgente l'y attend.
En effet, si les fabrications d'armes de petits calibres sont arrêtées, il faut réparer ce qui existe et a grandement souffert. Il faut aussi armer les recrues et les volontaires enrôlés par milliers et les réserves emportées de même que celles des dépôts sont vite épuisées.
Durant deux mois, cet atelier va remettre en état toutes les armes portatives de petits calibres amenées par centaines du front.
Les ateliers de CALAIS
La Place d'ANVERS étant menacée, l'atelier installé dans cette ville émigre à la mi-octobre 1914 à CALAIS. Les "Ateliers de fabrication des armes portatives" s'installent dans cette ville aux côtés de ce qui reste de la F.R.C.
On a amené dans le nouveau cantonnement quelque 10.000 MAUSER non en état de même que ce qui reste des pièces de rechanges emportées de Liège.
Le personnel venant de la M.A.E, ne suffisant pas à la tâche, on dirige bientôt sur les ateliers de CALAIS les armuriers des bataillons d'Infanterie de l'Armée de Campagne. Il ne reste par division qu'un maître-armurier secondé par un armurier.
Dans les deux mois qui suivent cette évacuation, malgré des installations et des équipements de fortune, on remet en état 12.000 fusils MAUSER et 600 carabines de cavalerie. Pour régler le problème des rechanges épuisés, il faut passer â la fabrication de ceux-ci de façon souvent artisanale quand on ne les trouve pas dans les marchés civils.
Au cours de 1915, 95.000 fusils et carabines seront réparés par des ateliers dynamiques dirigés par les Ing Aie COURTOIS et BOONE.
Il faut aussi ajouter que fin 14 et début 15, une équipe comprenant un Ing Aie et deux maîtres-armuriers, visite sur, place au front toutes les mitrailleuses MAXIM et HOTCHKISS. Ce type de matériels est en effet très critique et il faut sans désemparer, procéder sur place aux réparations indispensables en attendant les fournitures de nouvelles mitrailleuses commandées. Ces visites sur place vont permettre à l'Ing Aie BOONE d'acquérir l'expérience et la connaissance des stocks de rechanges â mettre en place dans les magasins de ses ateliers.
Les ateliers de CALAIS vont également fabriquer un nouveau modèle simplifié de trépied pour mitrailleuse. Cinquante de ces matériels seront mis à la disposition des troupes de janvier à juin 1915. On confectionne durant le même temps 4.000 lances et il sera procédé à l'adaptation de la baïonnette du vieux fusil GRAS français pour en équiper les carabines de cavalerie.
La Manufacture d'Armes de BIRMINGHAM
La Manufacture d'Armes de BIRMINGHAM est mise sur pied fin 1915 par le Col Aie LOISELET. Cet établissement doit compléter l'action des ateliers de CALAIS plutôt axés sur les réparations, en entreprenant des chaînes de fabrication.
Dès début février 1916, ce nouvel atelier produit plusieurs milliers de fusils par mois. Fin de la même année, il aura aussi réalisé quelque 150.000 pièces de rechanges pour armes diverses et il aura en place une chaîne d'usinage de canons de fusils mitrailleurs.
La Manufacture fabrique de même la baïonnette moderne modèle 1916.
Le personnel qui comporte fin 1915, 158 hommes et 74 femmes, 50 % de ce personnel étant anglais, passe fin 1916 à 400 personnes dont 90 % sont belges grâce à l'arrivée d'une partie du personnel de CALAIS et de soldats ouvriers armuriers.
Jetons un coup d'oeil sur l'organisation de cette Manufacture. On y trouve en 1916 :
- 1ère division : les services généraux de l'usine.
- 2ème division :
les ateliers pour forage, alésage, profilage et redressage des canons.
Fabrication des hausses et guidons. Montage de ceux-ci.
Exécution des tirs d'épreuves et de réglage.
- 3ème division :
les ateliers de montage en blanc des armes (bois et mécanismes).
- 4ème division :
les ateliers de fabrication des mécanismes : culasses, verrous, percuteurs, sûretés ..., de même que le montage complet des baïonnettes.
- 5ème division : le service de réception des commandes et fabrications dans l'industrie civile, l'atelier d'outillages et celui du machinage à bois.
- 6ème division : l'atelier de fabrication des baïonnettes Modèle 1916.
Durant ce temps, le rôle des ateliers de fabrication des armes portatives ou A.F.A.P. restés à CALAIS est ramené à :
- réception, entretien, réparation des fusils, carabines, pistolets, armes blanches (sabres, lances, balonnettes),
- entretien et réparation des mitrailleuses, de leurs trépieds et affûts,
- confection et réparation des casques.
3. Période 1919 - 1940
La mission de la M.A.E, après la guerre
En 1919, la M.A.E. revient rue SAINT-LEONARD sous la direction du Gen Aie LOISELET, avec les machines et équipements acquis et utilisés à BIRMINGHAM.
Elle redevient une usine complète ayant grosso modo la même mission que la F.R.C, mais appliquée à l'armement de calibres inférieurs ou égaux à 25 mm.
La M.A.E, a aussi la responsabilité de :
- Cinq ateliers régionaux de réparation des matériels (A.R.) : BRUXELLES, ANVERS, GAND, MONS, LIEGE, pour tâches de maintenance 2éme et 3ème échelons.
- Deux services de matériels de tir (S.M.P.) : BOURG LEOPOLD et ELSENBORN,
- Equipes de réparations itinérantes détachées dans les Dépôts, Camps et Unités pour des tâches de 2éme échelon.
- Centre général d'Inspection de l'Armement Léger,
- Ecolage : formation des maîtres-armuriers et armuriers pour les A.R. et les unités.
- Centre d'épreuves et de réception des armes et petites munitions. Contrôle et réception dans les usines.
Les moyens en personnel et l'organisation des Services Techniques
En 1930, le personnel de la M.A.E, se limite à + 600 personnes. En 1926, il y a en effet assez bien de licenciements suite à des restrictions budgétaires.
Quatre ans plus tard, les recrutements reprennent pour arriver en 38 à quelque 800 personnes et finalement en 40, à un bon millier, vu l'affectation de rappelés.
Si en 1919, on comptait dans l'effectif 90 % d'OMS et 10 % d'OCS, ce rapport de force entre OMS et OCS sera grosso modo de 50 % et 50 % en 40.
Comme à la F.R.C., il y a très peu de militaires.
La M.A.E, compte deux grands services :
- Les Services Techniques dont le chef a directement sous ses ordres le bureau d'études, le service contrôle et la trempe.
On y trouve trois divisions de travail :
- la division machines-outils avec :
- une section mécanique : fraiseuses, décolleteuses, perceuses, foreuses, aléseuses, etc.
- une section mécanique de précision : rectifieuses, graveuses, etc., - un atelier de réparation des machines,
- un atelier machines à bois,
- la division armement portatif et bois à fusils, comprenant également le bronzage et le tir.
- le service industriel pour les relation;3 avec l'industrie privée.
- les Services Administratifs qui comprennent :
- la gestion des Finances pour achats, sous-traitances, salaires,
- la gestion des matières et magasins.
La production
Depuis la fin de la guerre, l'Armée est dotée d'armes provenant de pays étrangers, armes dont les réparations et transformations continuent à être effectuées par la M.A.E.
En 1927, l'établissement reçoit la mission de transformer le FM 1915 français en ce qui sera appelé le FM 15-27. Dans les années trente, le fusil 89 et la carabine 98 sont transformés au profit de l'Armée Belge en fusils 89-30 et carabines 98-30. Cette modification est rendue nécessaire par l'adoption de la munition â balle pointue.
La M.A.E. assure également la fabrication et le contrôle de toutes les pièces de la culasse mobile des mitrailleuses MAXIM Lourdes (avec afftits F.R.C.) et Légères (avec bipieds M.A.E.), la création d'un affût contre avions pour la MAXIM Légère, l'équipement de la voiture RENAULT blindée d'une mitrailleuse 13,2 mm.
Il y a encore surtout la transformation des fusils MAUSER en modèles 3,5 et 36 dont tous les nouveaux constituants, y compris la baïonnette, sont réalisés à la M.A.E.
Parfois, on y voit encore quelques réparations des vieilles mitrailleuses COLT et des fusils LEBEL au profit d'unités de réserve.
Mitrailleuse maxim .30
La formation des maîtres-armuriers
Une des missions de la M.A.E., nous l'avons vu, est la formation des armuriers et maitres-armuriers. Cette formation se donne à "l'Ecole de la Manufacture d'Armes de l'Etat" et permet l'obtention d'un diplôme en cas de réussite.
Nous ne nous occuperons pas ici de l'instruction de l'armurier, celui-ci ne devant connaître qu'un seul type d'armes, pour suivre seulement le cas des candidats "maîtres-armuriers".
Il y a régulièrement des recrutements et l'épreuve d'admission est la réalisation d'une pièce d'essai en ajustage. La plupart des candidats sont des anciens élèves de l'Ecole d'Armurerie de LIEGE ou d'écoles de Mécanique de la région.
Le candidat admis, qui a souvent de 15 à 17 ans, va devoir pendant plusieurs années (de 4 à 8 ans suivant l'époque) passer à tous les établis de la Division Armement de la M.A.E école et piloté par l'agent technique de celle ci. Aussi sera-t-il initié à tout ce qui concerne et compose les pistolets, fusils, carabines, fusils-mitrailleurs, mitrailleuses, trépieds, lances, sabres et baïonnettes, en ce compris le bronzage, la trempe et le travail du bois.
En fin de période d'écolage, il est enfermé durant trois semaines pour le test final dans ce que l'on appelait "la Boîte" et là, il doit faire preuve de ses connaissances en remettant en état par inspection, remplacements, ajustages, usinages, ..., au minimum une arme de chaque type. "La Boite" comporte ateliers, chambres, réfectoire et bureau, pour y permettre la subsistance de qui y est bouclé.
S'il réussit, il reçoit son diplôme de maître-armurier et est prêt pour servir soit à la M.A.E., soit dans un A.R., soit dans une unité. Souvent le jeune maître-armurier ne choisit pas la M.A.E., car les autres affectations donnent d'office une nomination de chef d'équipe.
Ajoutons encore que le candidat OMS "maître-armurier" du début des années vingt reçoit un uniforme qu'il ne porte jamais si ce n'est parfois quand il doit voyager en chemin de fer afin de bénéficier de 50 % de réduction sur le billet ...
Diplôme d'un Maître-Armurier
Le salaire de l'ouvrier
Le personnel de cadre comprenant les officiers, les employés, les agents techniques et une partie des chefs d'atelier, est payé par mois suivant les barèmes réglementaires de ce que nous appelons aujourd'hui la Fonction Publique.
Le personnel payé à l'heure parmi lequel on compte les chefs d'équipe, contremaîtres et des chefs d'ateliers, certains nommés, d'autres mis en fonction par le directeur de l'établissement suivant ses besoins de maîtrise, a un salaire fixé par la Direction de la M.A.E. N'oublions pas que celle-ci fonctionne en régie.
Quelques exemples de rémunérations dans les années trente - Journalier spécialisé (machines-outils) : 4,50 francs/heure
- Ouvrier qualifié : 5,25 à 5,75 francs/heure
- Ouvrier spécialiste : jusqu'à 6,15 francs/heure - Ouvrier de précision : jusqu'à 6,45 francs/heure.
Primes horaires : de 0,90 à 1,25 francs/heure en fonction de la production. Cette prime était de l'ordre de 0,10 franc/heure après la guerre 14-18.
Sanctions : si un membre du personnel est surpris à ne rien faire durant les heures de travail, il risque d'être sanctionné et dans ce cas, il y a retenue de salaire à coup sûr.
Quelques anecdotes
La visite du Duc de BRABANT
En 1933; le Prince LEOPOLD, Duc de BRABANT vient rendre visite à la M.A.E.
Une chose a surtout frappé le personnel durant cette visite. Le Directeur de la M.A.E., au cours des déambulations voulait toujours placer le Prince à sa droite et chaque fois le Prince se replaçait à la gauche de son guide.
Ce geste fut fort apprécié, le personnel étant partagé entre son respect pour le Prince et son estime pour le Directeur.
L'ambiance familiale
A la M.A.E., comme d'ailleurs à la F.R.C., il y a une ambiance que l'on pourrait qualifier de "familiale".
Tout d'abord beaucoup d'ouvriers sont parents entre eux. Le père, le fils, le beau-frère, l'oncle ... sont souvent ensemble dans l'établissement.
D'autre part, le personnel ouvrier connaît très bien son cadre, que ce soit l'agent technique ou l'officier de la division où il travaille, que ce soit aussi le chef des services techniques qui passe pratiquement chaque jour aux divers postes de travail.
Un jour dans une section où travaille entre autres un manoeuvre quelque peu handicapé mental, le chef des services techniques, et c'est un Général, s'arrête près d'un établi et a sans doute l'air quelque peu fatigué car le manoeuvre suscité s'approche de lui, le touche à l'épaule et lui dit "Tu as l'air fatigué. Vas te reposer. Je vais te remplacer durant ce temps !"
Un atelier
Mai 1940
Le 10 mai 40, à l'ouverture des hostilités, la M.A.E. tente de rejoindre GAND où, dans les Ateliers VAN DE KERKHOVE (rive gauche), l'établissement avait déjà constitué des réserves en armes et en rechanges. On s'affaire pour charger deux trains de matériels et d'équipements. Ce qui ne peut être mis sur trains, est placé sur camions de même que les archives. Il y aura également un train pour le personnel. Les machines qui ne peuvent être chargées sont sabotées.
Au cours de ce mouvement, on manquera de chance.
En effet, les trains de matériels sont bloqués par un bombardement à BIERSET.
Le train du personnel n'a pas plus de bonheur mais les gens se débrouillent pour arriver à GAND et la colonne de camions bien que mitraillée à TIRLEMONT arrive à GAND dans la nuit du 11 au 12.
A GAND, les activités se bornent à distribuer les réserves d'armes. On est vite à court et un des premiers non servis pour son unité est un officier de réserve du nom de TRUFFAUT, Liégeois d'origine et député, qui en 37 est intervenu pour maintenir la F.R.C, à LIEGE.
Le 16 mai au matin, on repart en train et par la route en direction de BRIVES-LA-GAILLARDE où se trouvent les ateliers de construction de l'Armée Française. Là-bas, le personnel employé et ouvrier est mis à 1a disposition de l'hôte jusqu'à la capitulation de la FRANCE. Par après, on reste à ne rien faire dans les baraquements servant de logement. Le comptable de l'unité qui peut continuer à s'approvisionner en fonds à l'Etat-Major Adm du MDN à VILLENEUYE-SUR-LOT, continue à payer les moyens de subsistance de même que les salaires.
Le 20 août 40, l'ordre est donné de rejoindre la BELGIQUE.
On part le 22 pour arriver à LIEGE-VIVEGNIS le 24. Quelques personnes dont un officier sont restés à BRIVES en arrière-garde pour surveiller le matériel abandonné sur place. Elles ne seront rapatriées qu'un an plus tard.
Durant la guerre 40-45
Au retour en BELGIQUE, on sépare l'administration des militaires et des civils.
Un bureau est constitué Quai des TANNEURS à LIEGE pour liquider les marchés de la M.A.E. et de la F.R.C. qui étaient toujours en cours.
C'est là que le Col IFM BERTRAND s'installe pour la durée de la guerre pratiquement.
Pour ce qui a trait au personnel civil, c'est le Service de Liquidation des Dépenses Militaires du Ministère des Finances qui c'occupe de leur gestion par l'intermédiaire d'un bureau à LIEGE. Ce dernier où se trouve le Secrétaire de la M.A.E., Mr MOORS, convoque les agents pour constituer des données à transmettre à BRUXELLES et permettre des avances de salaire ou traitements qui seront quelques mois plus tard régularisés.
Durant la période 40-45, le personnel de la M.A.E. (comme celui de la F.R.C.) qui n'a pas été inquiété lors de son retour en Belgique, est pour la plupart remis au travail dans différentes administrations : police, incendie, ravitaillement, secours divers, …
4. L'Atelier Central d'Armement
Reprise des activités en 1944
A la libération de la BELGIQUE, en septembre 1944, le Col IFM BERTRAND se reconstitue une petite équipe de travail et convoque une centaine d'ouvriers des M.A.E. et F.R.C. Il a pour mission de monter un petit atelier dans les anciens bâtiments de la Manufacture pour réparer des armes récupérées.
Il y a lieu de signaler que les bâtiments de la F.R,C. et de la M.A.E. qui ont été occupés par les troupes allemandes durant la guerre, sont dans un bien triste état de délabrement et vides de toutes machines.
Le premier travail des ouvriers rappelés en 44 sera de remettre un minimum d'infrastructures en ordre et de recréer quelques sources d'énergie.
Pendant ce temps, suite à une décision de la Défense Nationale, on crée par région un Service Général de Récupération (S.G.R.) dont une section commandée par un Colonel, s'installe dans une partie des locaux de la F.R.C. Ce Service de Récupération qui regroupe des armes, munitions et équipements abandonnés dans les Provinces de LIEGE et LUXEMBOURG utilisera à son profit et durant un certain temps des OMS des F.R.C. et M.A.E.
En octobre 44, l'Armée Américaine décide d'occuper la caserne de la Manufacture. De ce fait le petit atelier créé par le Col IFM BERTRAND va devoir déménager vers la F.R.C., à côté du S.G.R. suscité, Il y a également dans ce quartier un dépôt de produits pétroliers des Armées US qui fonctionne avec de la main-d'oeuvre allemande prisonnière.
Ce dépôt sera bientôt incendié mais pratiquement sans dégâts pour ce qui reste des bâtiments.
Entretemps, le S.G.R, a récupéré des machines-outils de l'ancien patrimoine militaire à la FN de HERSTAL et surtout aux Usines STEINBACH de MALMEDY. Le travail de "l'Atelier Central d'Armement" du Col IFM BERTRAND peut maintenant commencer.
Les armuriers ont en fait très tôt un travail considérable et au fur et à mesure de l'augmentation de la charge de travail, on doit convoquer d'autres agents des F.R.C, et M.A.E. Les armes récupérées sont remises en état.
Quelques membres du personnel sont cédés aux ateliers régionaux d'ANS et de LONCIN et suite à un appel, certains OMS posent leurs candidatures pour aller en IRLANDE participer à la création de deux WORK SHOP REME. Une cinquantaine de "maîtres-armuriers" sont aussi mis à la disposition des unités de l'Armée qui se réorganise.
A la mi-45, on récupère un solde de machines et d'équipements dans les régions de COLOGNE et AIX-LA-CHAPELLE.
5. L'Arsenal d'Armement
Les activités dans les anciens quartiers
Début 1946, les ateliers qui ont à ce moment
- dans le quartier F.R.C. : des services de récupération et de salvage,
- dans le quartier M.A.E. : des ateliers de réparations et de fabrications, vont être appelés "Arsenal d'Armement". L'établissement dépend du D REME, le Col IFM TELLIER.
En 1952, quand l'Armée passe à l'organisation américaine, l'As Arm passe aux ordres directs ou indirects du Comdt de la Base. En 1970, à la formation du Corps de la Logistique, il fera partie de la Division Logistique des Forces de l'Intérieur via le Groupement des Arsenaux.
Par ailleurs, de 1961 à 1971, sa dénomination sera "2 Arsenal Ordonance" ou 2 As Ord.
Durant les années 45-46, quelque 10.000 armes portatives sont remises en état et l'on fabrique en petites séries, des rechanges pour divers types d'armes.
Bientôt, on réceptionne et on reconditionne les canons de 6, 17 et 25 livres, cédés par les Anglais au départ de surplus.
Et pour occuper le personnel, car en 46, suite à certaines décisions politiques, tous les anciens ouvriers des F.R.C. et M.A.E, ont dû être rappelés au travail, on fabrique des milliers de tables, bancs, fauteuils, armoires vestiaires, etc. pour équiper les quartiers des unités de l'Armée.
Le quartier Major IFM DUFOUR
Le quartier occupé à ROCOURT par l'As Arm porte le nom du Major IFM DUFOUR.
Ci-dessous le texte gravé sur une plaque en cuivre placée près de l'entrée du Mess Officiers et inaugurée lors des fêtes de Sainte-BARBE et Saint-ELOY fin novembre 1983 en présence d'anciens membres des F.R,C, et M.A.E. :
En 1916, Paul DUFOUR s'engage à l'âge de 20 ans comme volontaire de l'Armée Belge. Il terminera la guerre comme Maréchal des Logis d'Artillerie. Il sort de l'Ecole Royale Militaire en 1926 avec la 79e Promotion A et G.
En 1927, il effectue son stage de candidat IFM à la Manufacture d'Armes de l'Etat, puis suit les cours à l'Institut Electrotechnique MONTEFIORE.
Il devient Sous-Directeur de la M.A.E, en 1939 avec le grade de Capitaine en 1er : il occupera également cette fonction de mai à août 1940 à BRIVES (FRANCE). Rentré en BELGIQUE, il poursuit la lutte contre l'occupant, s'engage au Service de Renseignements Militaires et d'Action et devient membre du Groupe BAYARD.
Il est arrêté par la Geheime Feldpolizei le 15 janvier 1944 sous l'inculpation d'espionnage et envoyé au Camp de GROSS-ROSEN où il succombe en 1945, victime des sévices allemands.
Paul DUFOUR a été commissionné Major IFM le 26 mars 1946.
Major IFM DUFOUR
Plaque apposée près de l'entrée du Mess des Officiers de l'Arsenal de Rocourt
Le changement de statut de l'entreprise
Depuis toujours, F,R.C, et M.A.E. fonctionnaient en régie.
A la constitution de l'As ARM, le statut de l'entreprise est changé. L'Arsenal devient une unité REME comme les autres et donc un "morceau" de l'Administration Militaire.
Il n'y a plus de budget propre à l'entreprise. Le personnel est payé par l'Etat-Major Général suivant barèmes en usage. Les primes n'existent plus.
Un incendie dans la caserne de la M.A.E.
En 1949, un incendie se déclare dans les anciens quartiers de la M.A.E. Une poutre en bois qui prenait appui sur un mur contenant une cheminée, débordait dans celle-ci et prend feu.
Cela se passe la nuit. La garde appelle les pompiers qui interviennent aussitôt. Mais malgré toute la diligence, le bâtiment des machines et de la métrologie est détruit. Par chance, on parvient à sauver la centrale électrique, évitant de ce fait le chômage technique général.
Le déménagement vers ROCOURT
En 1948, vu l'état vétuste et délabré des quartiers Rue et Quai SAINT-LEONARD, le Ministre décide du déménagement de l'As Arm dans une caserne, rue LEFEBVRE à ROCOURT. Cette caserne dont la construction a commencé quelques années avant guerre pour y cantonner le 15A, n'est pas achevée et n'a jamais été occupée.
Le 28 mars 1949, Monsieur DEFRAITEUR, Ministre de la Défense Nationale, inaugure officiellement le nouvel Arsenal d'Armement et le 1er décembre de la même année, le Lieutenant-Général VANSPRANG, Quartier-Maître Général, dévoile le Monument aux Morts de l'Arsenal. Pour celui-ci il est intéressant de noter que les fonds nécessaires ont été réunis par le personnel de l'établissement et que le projet en a été dessiné par un membre du bureau d'études.
Le déménagement en question va s'échelonner sur plus ou moins dix ans, car rien n'a été prévu ni n'est pratiquement prêt à ROCOURT pour accueillir un Arsenal.
Durant plusieurs années, une équipe d'une trentaine de personnes dirigée par le chef d'atelier André DOFOUX va travailler pour aménager des locaux ou bâtiments trouvés pleins de déchets et de bricaillons et pour créer des chemins pour les chars.
Le BM 20 qui doit à ce moment devenir l'atelier de réparation des véhicules à chenilles reçoit une charpente, un toit et des portes que l'on va prélever à l' aérodrome de GOSSONCOURT.
La séquence du déménagement est la suivante :
- d'abord les bureaux administratifs et l'atelier chars, dont les chenillettes en chantier seront d'abord traitées dans les caves du sous-sol du BM 23.
- ensuite les magasins et l'atelier artillerie.
- l'atelier d'armement léger changera de quartier en 1952
- en 58, ce sera le tour de la menuiserie, du laboratoire balistique et de la trempe.
On peut dire qu'en 58, les anciens quartiers F.R.C. et M.A.E. sont abandonnés. C'est le stand de tir de la M.A.E, qui a été fermé en dernier lieu.
Plaque manufacture
Drapeau des armuriers
Visite du Ministre de la Défense Nationale
Près de l'entrée du Mess des Officiers de l'Arsenal de Rocourt, la plaque de la M.A.E. (qui se trouvait à l'entrée de la M.A.E., rue Saint Léonard) et le Drapeau de la Fraternelle des Maîtres-Armuriers
Liste des Directeurs et Chefs de Corps de la M.A.E.
1838-1842: Col Aie WITTERT
1842-1863: Col Aie TIMMERHANS
1863-1866: Col Aie MICHEELS
1866-1868: Col Aie TERSSEN
1869-1873: Col Aie GILLION
1873-1878: Col Aie CARETTE
1878-1883: Col Aie HALKIN
1883-1889: Gen Aie GHESELLE
1889-1914: Col Aie GUILLAUME
1914-1920: Gen Aie LOISELET
1920-1927: Col IFM COURTOIS
1927-1935: Gen IFM BOONE
1935-1940: Col IFM BERTRAND
Atelier Central d'Armement
1944-1947: Col IFM BERTRAND
As Arm
1947-1949: Col IFM SPIRLET
Abréviations : Aie = Artillerie - IFM = Ingénieur des Fabrications Militaires
Bibliographie
- Liège à travers les âges - Les rues de Liège (1925) de Th. Gobert
- "Les établissements d'artillerie belges durant la guerre" (1917) du Commandant Willy BRETON
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La Manufacture d'Armes de l'Etat en 1881 - Colonel A Halkin
La Manufacture d'armes de l'Etat a été fondée en 1840.
Elle a pour objet :
1°, la fabrication ou la transformation des armes portatives destinées aux divers corps de l'armée, à la gendarmerie et aux douaniers;
2°, la réparation de ces armes;
3°, la confection des pièces de rechange employées dans les réparations.
La direction et la surveillance des travaux sont confiées à un certain nombre d'officiers d'artillerie et d'employés civils.
Le service de l'inspection des armes de guerre comporte en outre la visite de l'armement dans les corps et dans les arsenaux, ainsi que l'examen de toutes les questions relatives à cet objet, sous les di vers rapports de perfectionnement, de fabrication, d'entretien et de conservation.
Un officier supérieur est chef de service, sous le titre d'inspecteur des armes; il est, en même temps, chargé de la direction et de la Police de la M.A.E.. Il a sous ses ordres un sous-inspecteur, ainsi que le nombre d'officiers et d'employés nécessaires.
Les officiers sont mis au courant, successivement, des différentes branches de la fabrication des armes portatives; ils rédigent des mémoires sur toutes les divisions du service.
Les contrôleurs et réviseurs sont chargés de toutes les épreuves et réceptions. Ils sont aussi chargés de surveiller et d'instruire les ouvriers; ils sont nommés à la suite d'examens pratiques et théoriques.
Le personnel ouvrier comprend : outre des ouvriers civils dont le nombre varie suivant l'importance des commandes, une compagnie d'ouvriers armuriers composée de volontaires ayant contracté un engagement minimum de six ans (1), et des ouvriers militaires détachés de leurs corps.
(1) Comme ce fut le cas pour l'ouvrier de 1870 dont le livret militaire a fait l'objet d'un article dans le bulletin Tome II, fasc. 10 de juin 1985. (Note de la rédaction)
Cette compagnie a pour but principal de former des maîtres armuriers d'infanterie, d'artillerie et de cavalerie, et des armuriers de bataillon d'infanterie, Pour remplir les vides qui peuvent se produire dans ces emplois -près des divers corps de l'armée
.
Avant 1830 et jusqu'en 1838, les commandes d'armes du Gouvernement étaient livrées à l'industrie armurière de Liège. La surveillance de leur exécution était fort incomplète au point de vue de l'emploi des matières premières et des procédés de travail, Puisque la fabrication n'était pas concentrée dans un établissement, mais confiée à de nombreux ouvriers de toutes catégories et disséminés dans les environs de la ville. Les officiers d'artillerie et les contrôleurs, responsables de la bonne qualité des armes, ne pouvaient avoir leur apaisement;
A cet égard, ils se bornaient à contrôler les rentrées, à vérifier l'exactitude des formes et dimensions des pièces, en soumettant quelques-unes d'entre elles aux épreuves réglementaires admises.
Les ouvriers dans l'arme de guerre, en nombre restreint alors, routiniers parce qu'ils ne connaissaient que les fusils à silex, les modèles français et anglais, échappaient à l'action directe des officiers et des contrôleurs; du reste, les premiers ne pouvaient guère s'initier à une fabrication divisée.
Cet état de chose a dû contribuer grandement à enrayer le progrès : la bonne qualité des matières premières entrant pour beaucoup dans la valeur des armes. Lorsque ces matières premières ont été éprouvées et examinées avec soin, la meilleure garantie de leur emploi est que les ouvriers les mettent en oeuvre dans l'établissement où ils les reçoivent.
Convaincu de cette vérité, le Gouvernement, dès 1838, mit en régie la fabrication des armes de guerre. A cet effet, en novembre de l'année précédente, il avait loué la fabrique d'armes de M. Malherbe de Goffontaine; la remise des locaux et des machines eut lieu en décembre. Le personnel de M. Malherbe fut provisoirement conservé, et, pour recruter des ouvriers, il fut fait appel à tous les miliciens connaissant le métier d'armurier. Une compagnie provisoire d'ouvriers armuriers fut créée par arrêté royal du 12 novembre 1837 (n° 2664); elle fut convertie plus tard en compagnie d'artilleurs armuriers, par arrêté royal du 5juin 1841 (n° 4051).
Un atelier de réparation fut annexé, le 12 décembre 1837, à la fabrique de M. Malherbe; le major Timmerhans prit, le 1er janvier 1838, la direction de cet atelier. L'inspection des armes de guerre avait alors à sa tête le colonel Wittert. La fabrique de M. Malherbe n'avait été louée qu'en attendant l'érection de bâtiments appartenant à l'Etat, Le 8 mars 1838, fut signé l'acte de vente, au Gouvernement, de la propriété Lecrenier, au prix de cinquante mille francs. C'est sur cet -emplacement qu'est construite la Manufacture actuelle; son érection a coûté 225.000 francs.
La fabrication des armes ne tarda pas à se ressentir de l'effet salutaire du système d'organisation adopté. C'est aux recherches de l'inspection des armes de guerre que l'on doit les divers modèles d'armes à feu qui ont été en usage dans l'armée depuis 1841, notamment le fusil à percussion modèle 1841, le fusil rayé modèle 1853, et le fusil se chargeant par la culasse modèles 1853-1867.
En résumé, une manufacture d'armes, appartenant à l'Etat, procure les avantages suivants :
1° Certitude d'avoir des armes confectionnées avec des matières de première qualité.
2° Perfectionnement dans le travail, résultant de l'introduction des meilleures méthodes.
3° Assurance d'obtenir, dans un temps donné, des qualités d'armes déterminées par les moyens de fabrication dont on dispose.
4° Facilité d'apporter aux armes en usage les modifications reconnues avantageuses, ou de passer d'un système à un autre.
5° Service assuré des commandes de pièces de rechange pour les corps.
6° Formation de bons ouvriers et moyen de pourvoir immédiatement aux emplois vacants de maïtres armuriers dans les régiments de l'armée.
7° Développement des connaissances pratiques des officiers d'artillerie, adjoints à l'inspection des armes de guerre.
8° Possibilité de donner une instruction complète aux officiers d'infanterie, de cavalerie et du génie, qui se destinent aux emplois d'officiers d'armement.
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Evegnée + Brigadier T.S. au Fort d'Evegnée en 1940 - Journal de campagne - Jacques FALLA
Chaque,année le mois de mai est un douloureux anniversaire pour beaucoup de Belges, militaires et civils.
L'occasion me semble intéressante de vous rapporter dans son intégralité les quelques lignes écrites au crayon par un défenseur du Fort d'Evegnée, dans son carnet de campagne.
Certains mots sont illisibles ou totalement effacés par le temps, c'est la seule raison pour laquelle vous pourriez constater un blanc ou une discontinuité dans le texte.
Rien n'a été ajouté ou retiré du texte dans le but de respecter celui qui a écrit ces mots.
Ces quelques lignes écrites sur le vif reflètent vraiment bien l'état d'esprit et le moral de ces hommes défenseurs de la patrie.
Il est regrettable de ne pas avoir plus de témoignages du passé.
Je remercie notre collègue et membre de m'avoir confié ce document-souvenir de son père ainsi que de m'accorder l'autorisation de vous le communiquer tel quel.
J.B.
Photo prise en contrebas de la chapelle d'Evegnée, direction Nord-Est. Le fort est derrière la tour d'air.
Plaque manufacture
Le Monument aux morts et la plaque y apposée
JOURNAL DE CAMPAGNE DE Mr Jacques FALLA, Brig T.S. au FORT D'EVEGNEE
Le 10 Mai 1940
A 1 heure 45 nous sommes brusquement éveillés par le Maréchal des Logis de service. On nous dit que l'Allemagne va bombarder l'Angleterre. On s'habille en vitesse et avec tout notre équipement nous descendons dans le fort, Dieu sait pour combien de temps, car les Allemands ont aussi attaqué la Belgique.
A 4 heures on dit que l'on va tirer les 20 coups de canon ! C'est la guerre. A 6 heures on met le feu aux baraquements. On remarque quelque chose de drôle sur toutes les figures. Alors on commence à faire sauter les maisons qui se trouvent dans le champ de tir des coupoles. J'ai ma voiture juste au pied d'une de ces maisons, cela me tracasse un peu mais je me reprends vite car j'aime mieux perdre ma voiture et revoir les miens, aussi je n'y vais pas.
Vers 10 heures, Martin LHOTE me téléphone qu'il va la mettre en lieu sûr et depuis je ne sais où elle est.
A midi toutes les maisons sautent et je suis sur le massif avec Louis, c'est une vraie désolation, des maisons sautées, des routes coupées, des animaux affolés qui courent à tout:hasard. Les tirs d'interdiction continuent et tout ce qui manque est mis au point, enfin nous sommes prêts et je crois que tout ira bien. La nuit arrive et personne ne peut dormir car tout le monde voudrait avoir des nouvelles.
Samedi 11 Mai
Ici tout est toujours calme si l'on peut dire et les boches sont encore loin. Quelqu'un propose d'aller traire les vaches, car nous n'avons pas de lait, et moi d'en tuer une pour avoir de la viande fraiche, ce qui est vite accepté.
Avec Louis et Eugène on se met en chasse et nous cherchons la plus belle, nous rencontrons WILMAIN et THERAL qui étaient partis en patrouille et qui rapportent une caisse de vivres.
Enfin nous trouvons une génisse et Louis essaie de la prendre au lasso mais il doit y renoncer, nous la laissons entrer dans une étable et là je me charge du reste, secondé par Louis qui fait son possible dans son nouveau métier. Eugène monte la garde dans la cour de la ferme car nous sommes survolés constamment par des avions allemands; il meurt d'envie de leur décocher quelques balles mais je m'y oppose car on pourrait nous repérer.
Tout se passe bien et ramenons les viandes au fort, acclamés par nos copains; nous ne manquerons pas de viande de si tôt.
Je pense constamment à ma petite femme et à mon fifi, pourvu qu'ils soient bien à l'abri et qu'ils n'aient pas faim, cela est venu si brusquement pour tout le monde.
Les tirs continuent avec rage sur la frontière.
Nous apprenons que l'infanterie a retiré toutes ses troupes dans les environs, ce qui fait que nous sommes complètement isolés et que les Allemands contournent les forts de Liège en passant par le canal Albert.
Nos postes d'observation se retirent les uns après les autres à l'exception de ceux de Belle-Vue oui résistent très bien, malgré qu'il y a des Allemands dans les environs.
Nous n'avons pas encore vu d'ennemis et au fort le moral est bon. Les coupoles de 105 et 150 rivalisent de justesse ce qui fait l'admiration de tous les hommes.
Nous sommes fatigués car on n'est pas habitués à la guerre. Tout se passe dans le calme et dans l'ordre. On se relaie au téléphone et on a une tête comme un pot car les communications se suivent sans arrêt.
La nuit arrive et on essaie de se reposer un peu mais cela n'est pas facile tant on a les nerfs tendus.
Dimanche 12 Mai
Dès le matin on me dit que le Commandant voudrait que je lui rapporte des cochons, j'accepte et avec mes deux copains nous partons en chasse. Le Lieutenant DINANT nous accompagne.
Dans une ferme nous trouvons plusieurs cochons. Eugène en abat un et au moment où je m'apprête à l'égorger, le lieutenant manque de me mettre une balle dans la peau en décalant son fusil-mitrailleur qui était enrayé. La balle heureusement ne fait que m'effleurer. J'abats mon deuxième cochon et quand ils sont vidés, nous allons faire un petit tour dans le village désert pour chercher des vivres; nous lâchons tous les animaux que nous rencontrons car ils pourraient mourir de faim notamment des oiseaux en cage et des chiens qui sont restés attachés à leur niche. Nous prenons une charrette pour ramener les cochons et les vivres; sur la route vers la prise d'air c'est une vraie caravane car d'autres sont venus se joindre à nous, quatre, charrettes et deux brouettes bien chargées de vivres, de boissons et de tout ce qui peut nous manquer, la bonne aubaine pour un dimanche. Mais quel souvenir : c'est désolant de voir toutes ces maisons abandonnées.
Au fort on discute les événements et Eugène nous fait rigoler car il a le ferme espoir d'être sauvé mais pour cela il faudrait de l'aide des alliés.
Lundi 13 Mai
Ma petite femme et mon petit José ne quittent pas ma pensée et j'espère qu'ils sont bien. Aujourd'hui nous sommes bombardés depuis le matin par des avions ce qui fait très peu de dégâts au fort. Mais par imprudence deux jeunes soldats, JARLOUX et GILLIS, s'aventurent dans les fossés pour voir les trous de bombes, ce qui est fatal a GILLIS qui est surpris par une attapue; quand on va le rechercher il a cessé de vivre. Pauvre Laurent, il sera la première victime de ces sales boches, ce qui donne un coup au moral.
Deux hommes partent en patrouille, ce sont WILMAIN et COLSON, les heures passent, très longues, mais ils reviennent sains et saufs. Il y a quelques Allemands dans les environs et il parait qu'ils ne font rien de mal aux civils, tant mieux pour les miens, mais ils n'en sont pas autant des soldats, car l'après-midi quatre hommes se dévouent pour aller en reconnaissance, ce sont WILMAIN, COLSON, PAHAUT et LEJIUNE qui, lui, ne reviendra pas car ils sont attaqués par des mitraillettes. Les trois autres rentrent au fort et demandent au commandant pour aller rechercher leur frère d'armes, mais c'est trop dangereux et ils doivent le laisser sur le terrain. C'est bien triste de devoir abandonner un am, aux mains de l'ennemi sans savoir s'il est mort ou blessé. De plus ces deux tués sont de Soumagne, mon village, ce qui me touche fort car je les ai connus tous les deux gamins.
Toute la nuit on entend les mitraillettes ennemies et nous recevons même des obus de 4,7 que notre infanterie a abandonnés dans les environs du fort. Les coupoles déchargent quelques séries de boîtes à balles.
Mardi 14 Mai
Nous sommes bombardés continuellement par l"aviation et cela pète dur. Ensuite une violente attaque d'infanterie se déclanche; tout le monde frissonne et le moment est tragique. Heureusement les coupoles les arrêtent, c'est un très dur moment à passer; enfin nous avons très bien tenu le coup, pendant une accalmie, on peut voir les Allemands tout autour du fort rejoignant leurs positions et d'autres, très hardis, qui ramassent leurs blessés et leurs morts. D'après certains travaux, on dirait qu'ils tentent d'installer des pièces dans les environs. La nuit arrive, une nuit très calme, à part le bruit de nos coupoles qui tirent sans arrêt.
Mercredi 15 Mai
Où sont ma petite et mon fifi ? Si au moins je pouvais les voir ne fût-ce qu'une minute pour les embrasser.
A part quelques bombes que nous encaissons, la journée est calme. Le soir deux hommes partent, toujours WILMAIN et COLSON en civil avec des pigeons. Dieu sait quand et comment ils reviendront, peut-être jamais ce qui est triste car ce sont deux braves et deux héros. Toute la nuit les petites armes nous chatouillent mais sans dégâts. Ce qui est plus malheureux, les munitions deviennent rares, Le soir le Commandant nous a parlé et nous a décrit la situation ce qui a remis un peu d'espoir dans les coeurs.
Je vais dormir et les autres me laisse me reposer jusqu'a 10 heures si ce n'est pas honteux pour un soldat qui est en guerre mais il y avait si longtemps que je n'ai dormi tranquille.
Jeudi 16 Mai
Bonjour ma petite femme et mon petit José, l'avant-midi est très court, vu que je me lève à 10 heures.
Je vais dans les coupoles et dans celle de mitrailleuse j'aperçois des Allemands qui travaillent à l'emplacement de leurs pièces, je leur déclenche quelques rafales mais on dirait qu'ils sont invulnérables, car sitôt que j'arrête ils se remettent au travail; je laisse la place à un autre et je rentre au central. J'annonce la nouvelle à Eugène qui meurt d'envie d'en faire autant que moi mais il faut faire son service avant tout.
A ce moment on annonce que l'on tire sur la coupole de Mi, où j'étais il y a quelques instants, ce qui me fait croire que je les ai embêtés, j'irai encore leur donner quelques pruneaux tout à l'heure.
Mais malgré qu'ils aient une bonne coupole sur leur tête il y a des blessés. Je l'ai échappé belle.
La journée se termine dans le calme et la nuit s'annonce de même.
Ce n'est que vers 4 heures que l'on déclenche quelques tirs sur des positions ennemies non loin de nous et qui ne cessent de nous arroser avec leurs armes automatiques.
Vendredi 17 Mai
Je vais me reposer à 8 heures jusque midi; à mon réveil, toujours la même chose. Pour le moment plusieurs forts sont attaqués et peut-être aurons-nous notre tour. Nous en sommes à notre première semaine de guerre et toujours rien de changé. Mais cela ne dure pas longtemps; tout l'après midi nous sommes bombardés par les avions. On ressent de très fortes secousses, on se croirait sur une barquette qui chavire, notre central danse un véritable chimi, et le fort est rempli de petites fissures mais il est toujours debout et comme sur des ressorts tellement les bombes sont fortes.
Immédiatement après le bombardement et avant que tous les hommes n'aient pu rejoindre leurs postes, nous sommes attaqués par l'infanterie qui se trouve tout autour du fort; nous résistons admirablement, décidément aujourd'hui c'est une grande offensive. Heureurement, nous n'avons que quelques blessés légers par les balles qui entrent dans les coupoles, car les Allemands tirent dans les tubes des canons quand on charge les pièces.
A 20 h 30, le calme revient et ce n'est pas trop tôt car les nerfs sont fatigués, j'ai la tête toute sotte car ici au central on reçoit toutes les communications en plus du bruit de la canonnade. Où sont pour le moment ma petite femme et mon petit garçon, ma pensée ne les quitte pas car en des moments pareils ce serait terrible de les perdre. Il est 10 heures et je vais tâcher de me reposer car je suis réellement fatigué mais je crains fort de ne pas voir arriver le sommeil tellement mes nerfs ont travaillé pendant ce dur moment. Pourvu que la nuit et la journée qui suivent soient plus calmes car, quoique le moral est bon, tout le monde a besoin de se ressaisir. Je prie pour les miens et pour avoir du secours. Que Dieu veuille bien nous exaucer car je crois que nous combattons pour le droit et pour la paix que nous désirons depuis longtemps.
Samedi 18 Mai
Enfin j'ai pu dormir quelques heures et j'apprends que la nuit a été calme. Déjà à mon réveil, j'entends que nous sommes bombardés par l'artillerie, on a l'impression d'être dans un sous-marin, car nous ne sommes plus en communication avec personne de l'extérieur. Depuis le bombardement d'hier toutes les lignes sont coupées. Aujourd'hui les obus qui tombent sur le fort nous font la même impression que quelqu'un qui frappe sur la coque d'un sous-marin en détresse, pourvu que la cloche de sauvetage puisse arriver jusqu'à nous sans quoi nous serons obligés de nous rendre, ce qui gâcherait un coin de notre honneur, mais je crois que ce sera, notre seul espoir de salut si nous voulons revoir les nôtres. Toute la fin de la journée se passe dans le calme à part l'artillerie qui n'a pas cessé depuis le matin. Je crois que les fantassins qui se trouvent dans les environs ont subi quelques pertes car ils sont bien calmes. En entendant notre Commandant parler aux hommes, cela me touche car il leur cause en homme et en défenseur de la patrie. Que Dieu veille sur la Belgique, notre chère patrie et sur tous ses glorieux défenseurs.
Bonsoir ma petite Mariette et mon petit José, bonsoir ma mère et toute la famille, si je pouvais vous dire de ma bouche bon courage et soyez forts, à demain.
Dimanche 19 Mai
La nuit a été très calme, pourvu que la journée en soit de même.
L'artillerie continue toujours son petit jeu.
A 12 h 45, des parlementaires arrivent au fort avec un grand drapeau blanc. Le commandant les reçoit et discute avec eux.
Après, tous les officiers du fort délibèrent; résultat : on se rend, vu que nous n'avons plus assez de munitions. On détruit tout ce que l'on peut dans le fort.
A 4 heures nous sommes prisonniers, on nous met en rangs. Suivis des blessés sur les brancards on nous conduit sur Blegny par des chemins défilés car les forts d'Aubin et de Battice tirent toujours.
Nous sommes bien gardés et toute tentative de fuite est inutile.
Lundi 20 Mai
Nous avons logé à 150 hommes dans une ferme; j'ai dormi sur les planches du grenier. A 8 heures nous quittons Blegny en direction de Battice, Charneux, Aubel, Fouron St Pierre. A Fouron le Comte, après 27 Km de marche, nous avons repos dans un verger pour manger. Nous sommes très fatigués car les pieds et les épaules sont moulus et il reste encore 26 Km à faire pour arriver à Maastricht. La fin du voyage se passe dans la plus grande douleur, car, jamais de ma vie je n'ai été aussi fatigué et je n'ai eu si mal aux jambes. A Bilsen nous passons entre deux haies de civils qui nous passent de tout pour manger et pour boire.
Enfin arrivés à Maastricht plus mort que vivant, on nous place dans une salle où on en profite pour se laver et se changer croyant que l'on va passer la nuit, mais une demie heure plus tard, on nous fait repartir jusqu'à la gare qui heureusement n'est qu'à cinq minutes. Nous sommes embarqués dans des wagons à bestiaux pour une destination inconnue.
Nous roulons toute la nuit sans pouvoir dormir, tellement il fait froid et on a mal partout. A deux heures nous arrivons à Hemer, donc après 16 heures de voyage.
A notre descente du train, nous sommes violemment éjectés du wagon un par un bras, l'autre par une jambe. Nous sommes conduits dans un camp où, pour la première fois, nous voyons des Anglais et des Français. Nous sommes placés dans un bloc mais il parait que ce n'est que pour un ou deux jours.
Notre captivité ne faisait que commencer.
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J. Brock, L'Artillerie - Adaptation d'une Revue SIGNAL de 1942 (suite et fin)
Ce sont les Allemands qui inventèrent la poudre et les canons, des Italiens qui trouvèrent l'obus et des Français qui perfectionnèrent l'art du pointage. L'invention de la poudre par le moine alchimiste Berthold eut lieu au XIVe siècle. Quatre cents ans auparavant, les Chinois la connaissaient déjà. Pourquoi n'inventèrent-ils pas le canon ? Parce que la pensée de l'Asiate, procède d'une manière différente. La force propulsive de la poudre n'échappa point à l'intelligence orientale, puisqu'ils fabriquèrent des fusées. Les Allemands ont construit des canons. Ces divergences fondamentales ont eu des suites différentes. Les Allemands ont contenu la force propulsive de la poudre dans un tube fort et résistant et ont mis un projectile. Si l'on allumait la poudre, les gaz devaient pousser le projectile dans la direction de la moindre résistance et le chasser hors de l'âme. Diriger le projectile, telle fut la grande invention allemande. Les siècles suivants n'ont fait que la perfectionner. La fusée chinoise fut redécouverte par les Italiens, lorsqu'ils connurent la poudre. (C'est du mot italien "rochetta" que vient le mot allemand "Rakete" qui veut dire fusée.) La fusée à l'origine n'est qu'un paquet, qu'un saucisson cylindrique de poudre, dans l'axe duquel on laisse un espace creux. L'enveloppe extérieure est en papier ou en fer blanc. Le paquet est fermé en haut et ouvert en bas. Si l'on allume la charge de poudre, les gaz se dégagent vers le bas avec force et, par réaction, poussent le paquet vers le haut. Pour donner une direction à la fusée et pour l'empêcher de vaciller, elle est munie d'une tige de bois 5 à 6 fois plus longue que le paquet de poudre.
L'obus lui aussi a été inventé deux fois.
L'idée de la fusée a quelque chose de séduisant. Le projectile vole libre et sans subir une diminution de sa force de propulsion. Il n'a pas besoin de ce dispositif de direction qu'est, au fond, le canon et il peut contenir une deuxième et une troisième fusées qui s'allument quand la force de la première déflagration est épuisée. Les Italiens, au XVe et au XVIe siècle, se préoccupèrent de perfectionner la fusée, mais ils reconnurent vite qu'il était impossible de supprimer ses défauts fondamentaux. C'était toujours par hasard qu'elle allait toucher le but visé. Mais leurs recherches aboutirent aux projectiles explosants : les obus. C'est ainsi que Léonard de Vinci imagina un projectile chargé de billes de fer, explosant au-dessus de la tête de l'ennemi et les arrosant d'une pluie de balles. Jusqu'alors, les canons européens n'étaient chargés que de boulets massif, de pierre ou de fer. Au XIXe siècle, le colonel Shrapnell renouvela l'invention primitive, oubliée entre temps. Pour les Européens, l'art du tir consistait, avant tout, à atteindre sûrement le but. C'est de ce côté qu'ils ont orienté leurs recherches et c'est seulement ainsi qu'ils ont pu inventer et perfectionner les canons. Le perfectionnement des projectiles n'est venu qu'en second lieu. Les Chinois cependant n'ont jamais pensé qu'à la fusée, et leur artillerie n'a jamais été qu'un jeu.
Interpréter cette lacune de la pensée chinoise dans le sens de la bonté et de l'humanité est naturellement assez tentant mais tout à fait faux.
La terre tourne à droite
Il a fallu plusieurs siècles pour développer le tube-canon.
Certes, les projectiles jaillissaient des tubes et atteignaient plus sûrement leur but que les fusées, mais les déviations étaient encore très grandes. On avait remplacé les boulets par des obus cylindriques meilleurs, parce que leur forme et leurs dimensions s'adaptaient mieux au tube, mais ils chaviraient par l'avant et se retournaient en l'air. Les déviations, par suite du vent,étaient aussi très grandes.
Le perfectionnement décisif fut l'invention du tube à rayures. La rayure, en soi, est très ancienne. Elle fut d'abord creusée dans le sens de la longueur pour permettre à la poussière de s'accumuler sans danger. L'armurier allemand Augustin Kutter, qui vivait au XVIIe siècle, lui donna, pour la première fois, la forme en pas de vis. Il faisait tourner le projectile autour de son axe. En Allemagne, ce mouvement s'opère à droite, comme la rotation de la terre.
Ce mouvement de rotation autour de l'axe empêche le projectile de dévier de sa ligne de tir. Il résiste aussi mieux aux influences atmosphériques. Pour que la direction des rayures puisse se transmettre au projectile, les obus sont munis de ceintures de direction en métal mou. Ces anneaux de cuivre s'impriment sur les rayures au moment de la déflagration et donnent à l'obus une direction sûre.
Bombardement de la Forteresse Hohentwiel en 1641 par l'artillerie des Impériaux (estampe de Mérian).
Les mortiers qui bombardent la forteresse ont été avancés si près des murailles qu'on ne peut pas tirer sur eux d'en haut.
Seules les mathématiques européennes ont perfectionné le canon.
Bien que le tube rayé fût déjà connu au XVIIe siècle, il n'a été répandu que 200 ans plus tard. La raison de ce long retard n'est pas due à la paresse humaine, mais à l'insuffisance de la matière. Le tube rayé de Kutter faisait bien tourner le projectile, mais ne lui donnait pas une rotation complète. Si un projectile assez long n'a pas cette rotation totale autour de son axe, il chavire continuellement et s'égare bientôt hors de sa trajectoire. Pour obtenir la rotation absolue, il est nécessaire de donner aux rayures une courbe particulière. Cette courbe engendre le mouvement circulaire qui produit la rotation définitive. La détermination de cette courbe de la rayure est une opération mathématique qui exige la connaissance de l'angle et du cercle. Ce sont des conceptions européennes. La nature de la vis a été décrite pour la première fois par le grec Archimède. Il a fallu l'application des mathématiques européennes pour perfectionner le tube-canon. L'application de ces lois mathématiques à l'art du tir a été cependant fort difficile; c'est ce qui explique pourquoi un temps si long s'est écoulé entre les premières constatations et les réalisations définitives.
Et les fusées volent de nouveau.
L'invention des tubes rayés a donné au XIXe et XXe siècles, un nouvel essor à la fusée. On lui ajouta des filets en forme de vis pour lui donner une plus grande sûreté de tir, Mais ces innovations n'apportèrent pas de résultats appréciables jusqu'au jour où le constructeur d'automobiles allemand Opel montra la seule solution possible. Il a utilisé la réaction de la fusée comme force de propulsion pour la voiture qu'il dirigeait lui-même. Seul l'homme qui fait corps avec le projectile est à même de le diriger sûrement. Mais ce sont seulement les Japonais qui, se basant sur cette constatation, en ont déduit les conséquences, d'une manière supérieure, en construisant leur torpille humaine qui, en soit, n'est qu'une fusée avec sa charge. L'homme qui dirige la torpille se sacrifie. Ainsi, ce sont donc encore des Asiatiques qui ont repris la vieille idée d'utilisation de la fusée Pour l'artillerie mais en ont fait une réalité militaire de premier ordre. Leur héroïsme sans bornes dépasse presque, ici, les limites de l'imagination humaine.
Enfin les Italiens, premiers inventeurs européens de la fusée, ont repris l'idée japonaise de la torpille humaine, en lui donnant une valeur européenne. Leur vedette-torpille est une charge d'explosifs que son conducteur amène tout près de son but à l'instant même où il allume la charge, il est lancé en arrière, dans l'eau, avec son siège qui se transforme en canot pneumatique et le maintient sur l'eau.
La plus longue portée qui ait jamais été atteinte
Ces indications sur les canons et sur les fusées sont nécessaires pour établir une limite entre la fantaisie et la réalité.
Les fusées fantastiques, grâce auxquelles on pourrait d'un certain point du continent, atteindre un point quelconque d'un autre continent, appartiennent à la légende. Les influences atmosphériques qui se multiplient sur de grandes distances rendent impossible de diriger vers un but précis un avion sans pilote. Il en est de même pour une fusée sans pilote. C'est là ce qu'on peut dire sur les avantages et les inconvénients de la fusée. On peut en dire plus sur les canons. La plus grande distance qu'un obus ait jamais parcourue est connue exactement. Elle est de 128 kilomètres. Elle a été obtenue par la "Parisienne", canon allemand qui, en 1918, tira du bois de Crépy sur la forteresse de Paris. Jusqu'alors, la plus grande portée admise d'un canon était de 40 kilomètres. On considérait qu'une portée supérieure était impossible, parce qu'on s'en tenait à ce principe qu'on ne peut donner à un canon qu'une inclinaison de 42 degrés tout au plus. On croyait que la charge de poudre la plus forte et la plus grande longueur de tube n'envoyaient pas le projectile plus loin. Mais, déjà, le tube de la "Parisienne" était incliné à 50 degrés. Par suite de ce braquage extraordinaire et théoriquement impossible, le sommet de la trajectoire se trouvait à 30 kilomètres au-dessus du sol. Le projectile se déplaçait ainsi non plus dans l'atmosphère, mais déjà dans la stratosphère.
La raréfaction de l'air lui donnait une portée formidable. Pour un tir de 128 kilomètres, l'artilleur devait faire entrer dans ses calculs des facteurs dont il n'a pas besoin de tenir compte autrement, comme par exemple, la courbe de la surface terrestre et la nature de la stratosphère. Pour arriver à réaliser ce tir, les meilleurs mathématiciens et physiciens allemands unirent leurs connaissances. La pression de la charge de poudre était si forte qu'il était impossible d'employer un obus avec des ceintures de direction en cuivre. Il fallut les chemiser d'acier, ce qui nécessita un acier encore plus dur pour le canon lui-même.
Le "serpent de campagne" extrait d'une estampe d'Albert Dürer datant de 1518
On recommence à croire à la fusée.
Lorsque les premiers obus de cette pièce tombèrent à Paris, sur les quais de la Seine, personne ne put croire qu'ils avaient été tirés par un canon. Les gens du métier crurent qu'il s'agissait de fusées. On avait d'abord pensé que c'était des bombes d'avion lancées à grande altitude. Mais on abandonna cette opinion parce qu'il fut impossible aux pilotes français, même en volant très haut, de découvrir des avions allemands. Le raisonnement français fit bientôt abandonner aussi la pensée d'une fusée. Il fallut bien admettre qu'il s'agissait vraiment d'un canon tirant derrière les lignes allemandes et l'on s'efforça dis lors, de le détruire. Mais les positions de la "Parisienne" étaient si bien camouflées qu'elle put échapper à la destruction. Le canon disparut d'une manière aussi mystérieuse qu'il était venu. Les trente artilleurs qui ont servi la pièce, de même que les ingénieurs qui l'avait inventée, n'ont jamais rien révélé à son sujet. Le vieil esprit de discipline, de confraternité d'artilleurs s'est manifesté aussi pour cette extraordinaire création. C'est seulement vingt ans plus tard, quand il ne fut plus nécessaire de garder le silence, que les intéressés ont parlé. Deux hommes seulement auparavant avaient fait quelques révélations au sujet de la "Parisienne" : un Allemand et un Américain. Celui-ci, le lieutenant-colonel Miller, publia en mai 1920 dans le "journal of the United States artillery", un article dans lequel il résumait tout ce qu'il avait appris et tout ce c qu'il supposait du canon extraordinaire. Il croyait être le premier auteur capable d'écrire à ce sujet en connaissance de cause. Il se trompait.
Il faut être de la partie pour en parler.
A la grande surprise des Allemands, des révélations avaient déjà paru pendant la guerre dans un journal étranger. Ce Journal avait paru à huis-clos. C'était une feuille composée et imprimée par des prisonniers de guerre allemands dans un camp français. Ils étaient prisonniers dans une île de la Manche. Un artilleur allemand publia dans cette feuille un article sur la "Parisienne". Mais il se basait uniquement sur les indications de la presse parisienne, concernant les éclats d'obus trouvés et aussi sur une carte publiée dans un outre journal et indiquant les points d'impact des obus. Cet artilleur en avait déduit, par des calculs, à un centimètre près, le calibre des projectiles, la longueur du tube-canon et la distance de Paris de la pièce. Cet article-historique prouve, encore une fois, ce que les sages ont affirmé : qu'il faut être de la partie pour parler d'une chose. Par bonheur, cet article n'est jamais tombé entre les mains de l'Etat-Major ou a été considéré comme une fantaisie.
Les dimensions du "gros obus"
Donc, la"Parisienne" disparut brusquement ... Il en fut de même du deuxième canon allemand "miraculeux" : la"Grosse Bertha", mortier lançant des obus de 420 mm de diamètre. Ce que valait la "Parisienne", en portée, la Bertha l'avait en efficacité. Le tube de la "Parisienne" avait 34 mètres de long, le canon de la "Grosse Bertha" était court : à peine 7 mètres. Ce mortier de 420 ne lançait son projectile qu'à 8 kilomitres en hauteur et à 13 kilomètres en longueur. Par contre, son obus pesait environ huit fois autant que le projectile du canon de 210 mm, soit environ deux quintaux.
A l'encontre de la "Parisienne", la "Grosse Bertha" était une pièce à tir courbe, qui tirait d'un angle de 66 degrés. Ces deux canons extraordinaires servent à comprendre le développement de l'artillerie. La "Parisienne" a un tir tendu, la "Grosse Bertha" a un tir plongeant. Les canons à long tube ont une trajectoire tendue, les canons à tube court ont une trajectoire courbe. Les premiers ont trouvé leur développement dans la guerre navale où, par suite de l'instabilité du navire, un art et une technique spéciales sont nécessaire pour tirer. Les seconds, les mortiers,servent dans la guerre de campagne et surtout à proximité des forteresses. L'esprit humain semblait considérer ces deux canons comme les pôles du développement de l'artillerie, suppositions qui semblent naturelles si l'on considère uniquement les origines.
La Bataille de Leuthen en 1757
Les canons extraordinaires des temps anciens
Le premier canon monstre dont l'Histoire nous parle était aussi de construction allemande. Il s'appelait la "Paresseuse Marguerite", et appartenait à l'ordre allemand des chevaliers, qui christianisa et germanisa l'Est de l'Allemagne. Le Burgrave de Nüremberg, Frédéric von Hohenzollern, emprunta au grand maître de l'ordre teutonique la "Paresseuse Marguerite" et l'amena au château fort de Plaue, considéré comme imprenable. Cette forteresse était la résidence des Quitzow, puissante famille de chevaliers de race wende.
La "Paresseuse Marguerite" fit entendre son grondement et, quelques jours plus tard, Plaue était pris d'assaut et la puissance des Quitzow anéantie. La"Paresseuse Marguerite" avait donc décidé du sort des Hohenzollern qui, jusqu'alors condamnés à n'être que des hobereaux aventuriers, purent accéder à la puissance politique. On, n'a aucun renseignement certain sur les dimensions et sur la portée de la "Paresseuse Marguerite", car lorsque les Hohenzollern furent devenu les maîtres du pays conquis, ils se construisirent leur propre artillerie lourde. Le premier roi de Prusse, aussi un Hohenzollern, portant le nom de Frédéric, fit fondre le plus lourd canon de son temps. Il s'appelait "Asia", pesait 664 quintaux et lançait des obus de 100 livres. La portée de cette bouche à feu, la plus lourde de toutes celles que l'on avait vues jusqu'alors, ne dépassait pas un demi kilomètre, bien qu'on employât pour chaque coup un demi quintal de poudre. Deux cents ans plus tard, la "Parisienne" tirait 250 fois plus loin et la "Grosse Bertha" laissait tomber d'une hauteur de 8 kilomètres des obus qui étaient deux fois aussi lourds que ceux de l'"Asia". Tous les progrès techniques et scientifiques réalisés par l'humanité au cours de ces deux cents ans ont abouti à la construction et aux alliages des deux colosses de la grande guerre.
La "Grosse Bertha" marraine de la Ligne Maginot
Le tube de la "Parisienne", long de 34 mètres, devait être maintenu par un dispositif de suspension spécial qui l'empêchait de se courber. Il était en outre coulé de l'acier le meilleur que l'on connût alors. Il semblait vraiment que l'on eût atteint les limites du possible. Les lourds obus de la "Grosse Bertha" étaient d'une efficacité terrible. Cependant, bien qu'on les fit tomber d'une si grande hauteur, ils ne réussissaient pas à percer les carapaces de béton des abris enterrés qui avaient plus de deux mètres d'épaisseur. Il semblait aux raisonneurs que l'on eût, là aussi, atteint les limites du possible. Là-dessus, les Français construisirent la Ligne Maginot, aux murs de béton épais de plusieurs mètres. Verdun avait défié la "Grosse Bertha". La Ligne Maginot, construite d'après l'expérience de Verdun, saurait bien défier toute attaque et, cependant, la Ligne Maginot, longue de 100 kilomètres, fut brisée et Verdun tomba au bout de deux jours, grâce à l'aide de l'artillerie. Insistons sur ce mot : l'aide.
Celui qui veut se représenter les progrès bouleversants de l'artillerie durant les vingt-cinq dernières années doit toujours penser que l'artillerie est l'aide du soldat et ne vaut pas tant par elle-même. Le roi de Prusse, en 1743, abandonna l'"Asia" et la fit fondre après avoir reconnu que les services rendus par ce canon ne correspondaient pas aux difficultés qu'il causait. Les Allemands ont tiré des résultats obtenus avec la "Grosse Bertha" et la "Parisienne" leurs conclusions, comme les Français.
Des véritables fins de l'artillerie
Reprenons les choses au début. La mission du premier canon était d'ouvrir une brèche. Que ce fût dans un mur de pierre, d'acier ou de corps humains, là n'est pas la question. C'était:"Ai-je un instrument me permettant d'ouvrir cette brèche ?" Pendant cinq cents ans, les grands artilleurs n'ont eu d'autre préoccupation que de répondre à cette question, tout le reste n'est que jeu et problèmes accessoires. La"Parisienne" par exemple, n'avait que la mission "morale" de poursuivre les bombardements sur Paris, quand la défense aérienne de Paris fut assez forte pour neutraliser les attaques de l'aviation allemande. Mais la brèche à creuser, la percée, voilà les vrais buts de l'artillerie. La forme des canons s'y est continuellement adaptée à travers les siècles. Tant que le canon s'est attaqué aux château forts, il pouvait être gros et immobile. Lorsqu'il a fallu s'attaquer aux troupes, la "Paresseuse Marguerite'' est devenue "Agile Lisette". Lorsque les premiers canons furent destinés à combattre l'infanterie et la cavalerie de l'ennemi, on les plaça devant leurs propres lignes. Couverts par une poignée de fantassins, les canons tiraient jusqu'à ce que leur propre infanterie eût réussi à s'avancer ou jusqu'à ce que l'infanterie ennemie les eût pris et rendus inutilisables. Jusqu'au siècle dernier, la charge de poudre s'allumait à l'aide d'une mèche et il suffisait d'enclouer le canal de lumière pour mettre les canons hors de combat. Aujourd'hui, on enlève ou on détruit la culasse. Quand les pièces ne réussissaient pas du premier coup à ouvrir une brèche, il fallait les faire avancer avec l'infanterie plus près de l'ennemi. Les lourds canons ne pouvaient remplir cette mission qu'en devenant plus mobiles et plus rapides.
Le premier canon géant de KRUPP. A l'exposition de1867 à PARIS
Le "livre d'armes" d'un empereur
Durant les premiers trois cents ans, l'histoire des canons est très mouvementée et se présente sous des aspects divers. Chaque fondeur avait ses propres moules, ses calibres personnels.
Le poids des projectiles variait entre 1 et 1000 livres. L'empereur Maximilien mit un certain ordre dans ce chaos. Dans son "Livre d'armes", il défendit de construire désormais plus de quatre modèles de canons. Il n'y en eut que deux gros et deux petits, selon le calibre des projectiles. Ces gros lançaient 48 et 24 livres de fer, les petits 12 et 6 livres. Pour tirer, on utilisait, pour deux livres de fer, une livre de poudre. L'empereur Maximilien a été aussi le premier monarque à interdire l'exportation des canons. C'est encore lui qui ordonna la réduction du volume des bouches à feu pour en augmenter l'efficacité. Les petits canons pouvaient être, à volonté, rangés les uns à côté des autres, en longues files, et dessiner ainsi de larges attaques frontales. Ils pouvaient aussi concentrer leur feu sur un objectif. Il faut dire cependant que le pointage des canons sur un seul objectif prenait beaucoup de temps, parce qu'il fallait, après chaque coup, rétablir le canon dans sa position. Il n'en reste pas moins que l'avantage tactique que l'empereur Maximilien avait réalisé en augmentant le nombre de ses canons était très grand. Tous les progrès incitent immédiatement l'adversaire à en faire autant. L'adversaire préféra renoncer aux canons lourds pour avoir un plus grand nombre de petites pièces. Mais comme les petits ne pouvaient être autrefois mis en ligne que par des hommes et non par des bêtes de trait, leur grand nombre amenait une certaine rigidité tactique. Chaque troupe construisit en avant ses positions d'artillerie, rangea derrière son infanterie et, sur ses ailes, sa cavalerie. Les batailles commençaient par des duels de canons. On ne parla plus de la mission première de l'artillerie : la percée.
Le roi protestant, artilleur. Le roi Gustave-Adolphe de Suède trouva la première solution.
Il construisit des canons encore plus légers et encore plus courts. Le canon de 6 livres était devenu si léger qu'il pouvait être tiré par deux chevaux. Désormais,il n'y avait plus d'obstacles impraticables aux changements de positions pendant la bataille. Le duel d'artillerie ne décidait plus, à lui seul. La supériorité était naturellement dévolue à la plus grande rapidité de pensée et d'action. Gustave-Adolphe ne se contenta cas de déplacer rapidement ses canons, il les fit;aussi tirer plus vite, grâce à l'emploi de la gargousse. La poudre n'avait plus besoin d'être introduite et poussée avec difficulté dans le tube du canon à l'aide d'un écouvillon : la gargousse au calibre "standardisé", comme on dit aujourd'hui, contenait la charge nécessaire pour chaque coup. Cette gargousse était aussi facile à introduire dans le tube que l'obus, et le canon était prêt à tirer. Avec cette artillerie mobile et à tir rapide, le roi de Suède essaya un nouvel ordre de bataille. Il mit l'artillerie lourde au milieu et les canons légers sur les ailes. Avec 70 canons qu'il utilisa de la sorte, il força le passage du Lech et, avec 200, il gagna la bataille de Francfort-sur-l'Oder. Sous l'impression de ces succès, les g4néraux se décidèrent à des mesures encore plus radicales. Ils laissèrent chez eux l'artillerie lourde et n'emmenèrent en campagne que l'artillerie légère et très mobile. C'est ainsi que l'artillerie de campagne prit naissance, succédant à l'artillerie lourde ou de forteresse.
Rien n'est éternel ...
La guerre avec les canons légers dura jusqu'au jour où un plus habile eut l'idée de faire mieux que l'adversaire, en démasquant soudain des canons lourds alors qu'on le supposait seulement en possession de pièces légères. Ce malin fut Frédéric le Grand que ses contemporains surnommaient le "vieux Fritz", bien qu'il n'eut que 35 ans. À la bataille de Leuthen, modèle et idéal de toutes les batailles d'anéantissement, Frédéric avait réquisitionné des chevaux de paysans et avait fait venir les puissantes pièces de la forteresse de Glogau. L'entrée en jeu de ces pièces lourdes mit le désordre dans les rangs des Autrichiens. Le roi en profita pour exécuter sa célèbre attaque de flanc.
En réfléchissant à cette victoire, le roi reconnut à quel point le rôlee de l'artillerie lourde était important. Il mit aussitôt en service dans son armée toutes les pièces de 24 livres qu'il avait conquises jusque dans la forteresse autrichienne et avec ces canons il battit les Russes à Zorndorf. Quand la chance tourna, Frédéric resta fidèle à sa conception que la bataille était décidée quand l'artillerie lourde dominait les hauteurs et quand l'artillerie légère était mobile au point de pouvoir intervenir partout dans la bataille. C'est ainsi qu'il devint le créateur de l'artillerie moderne. Il diminue le calibre des pièces légères jusqu'à 3 livres et rattacha ces pièces à la cavalerie. Depuis Frédéric, il existe une artillerie à cheval et, en outre, une artillerie lourde mobile. Pour trois pièces légères, il pourvut l'artillerie de campagne d'un mortier demi lourd, de telle sorte qu'elle put servir non seulement à des fins mobiles, mais aussi qu'elle pût occuper les positions principales de résistance. Cette réforme lui valut assez de puissance pour que l'infanterie, au cours de ces longues guerres, perdit nécessairement de sa valeur.
L'héritage du grand roi
Le grand roi avait commencé avec 1.000 canonniers, il termina avec 10.000. Il laissa à son successeur 6.000 canons, ce qui représentait alors un chiffre extraordinaire. Dans ses souvenirs sur la guerre de sept ans, il exprime ses regrets qu'aucun général, avant lui, n'eût encore pensé à faire un tel emploi massif de l'artillerie sur les champs de bataille. Mais il ne faut pas se méprendre sur cette remarque. Frédéric, stratège, était un trop grand artiste pour pouvoir être un adorateur de la matière. Il ne suffit pas d'avoir beaucoup de canons, il faut aussi savoir s'en servir. Napoléon en a donné un bon exemple à l'armée prussienne arrêtée dans son développement. Génial artilleur et mathématicien, il battit les Prussiens, malgré leur splendide réserve d'artillerie.
Ses principes d'artillerie sont encore en vigueur de nos jours.
"Je souhaiterais, dit-il, qu'il nous fût possible, sans grandes transformations, de créer un seul type de mortier pour l'armée".
Une telle phrase de Napoléon ne semble-t-elle pas avoir été écrite hier et non il y a 150 ans ? Il est vrai que ses conceptions stratégiques ne dépassaient pas celles du grand Frédéric et que son génie ne se heurta point à celui d'un homme comme Frédéric. La marque, c'était la particularité d'une action qui tendait à couper l'adversaire de ses communications avec l'arrière et la mise en jeu en masse de l'artillerie pour crever le front ennemi et tour le diviser. Il triompha avec cette tactique jusqu'au jour où il eut à faire à Scharnhorst, qui était aussi un artilleur de génie.
Rencontre de la théologie et de l'artillerie
Après la défaite prussienne de 1806, Scharnhorst fut chargé de reconstituer l'armée et son premier soin fut de s'occuper de l'artillerie. Il supprima la distinction entre artillerie de garnison et artillerie de campagne. Il n'y eut plus désormais que des artilleurs de campagne, et il écarta de l'artillerie tous ceux qui n'étaient pas soldats. (Les valets d'attelage de l'artillerie de campagne, par exemple étaient considérés comme des employés) Scharnhorst rompit aussi avec la partie pseudo scientifique et l'esprit de chapelle de l'artillerie. "La théologie mise à part, écrit-il, il n'existe pas de science qui soit aussi bourrée de préjugés que l'artillerie". Il fonda des écoles de sous-officiers d'artillerie et d'enseignes et créa la première commission de contrôle de l'artillerie à laquelle toutes les innovations techniques devaient être soumises. De sorte qu'il fut désormais impossible qu'un général repoussât une chose uniquement parce qu'elle lui était personnellement inconnue ou désagréable. Le geste révolutionnaire de Scharnhorst devait amener l'individu moyen à la connaissance des techniques et des mathématiques qui avaient, jusqu'alors, été l'apanage des corporations et des groupes dirigeants de l'artillerie. Six ans après cette réforme, Napoléon fut battu.
La naissance d'une nouvelle stratégie
Un autre geste important de Scharnhorst fut de donner à ses subalternes le sens de leur responsabilité. Grâce à leurs connaissances mathématiques et physiques, ils étaient à hauteur des possibilités balistiques de la pièce qu'ils avaient à servir et pouvaient prendre des initiatives. Et il n'en fut pas ainsi seulement de l'artillerie, mais aussi de toute l'armée prussienne. Scharnhorst avait créé un nouveau type de soldat. Cet homme nouveau était nécessaire pour réaliser les conceptions et les intentions que Scharnhorst avait enseignées à ses disciples et à ses amis, tels que Gneisenau et Blücher. Sa stratégie se résume ainsi : Napoléon, l'homme de la masse, peut être vaincu s'il est attaqué concentriquement, de plusieurs côtés à la fois. Pour réaliser cette concentration, de petites armées doivent essayer de l'atteindre en différents points, chacune doit éviter l'anéantissement jusqu'à ce que toutes soient réunies pour une grande attaque générale. La stratégie de Scharnhorst n'était qu'un rappel et un développement des conceptions de Frédéric le Grand au début de la guerre de sept ans, en 1757.
On s'est rendu compte de nos jours à quel point cette conception de Frédéric et de Scharnhorst est restée vivante dans la tactique le l'artillerie. On n'a fait que pousser les principes à leurs dernières conséquences. L'école française d'artillerie proclamait au XIXe siècle cet axiome : "L'infanterie est là pour achever l'oeuvre de l'artillerie !"
La dernière invention de l'artillerie
Pour comprendre le sens de cette phrase, il faut se reporter au chiffre étonnamment bas des pertes de l'infanterie dons les campagnes des années 1939-1940. Mais pour qu'il ait pu en être ainsi, il a fallu l'époque de perfection technique que nous vivons. Elle a apporté à l'artillerie la pièce à tir rapide, l'utilisation du recul et les instruments de pointage optiques. Le génie mathématique des Français les a conduits à une science élevée du tir indirect, pendant lequel le canonnier ne voit pas l'objectif. Du côté allemand cet art fut surtout cultivé par les Autrichiens.
Le don mécanique des Autrichiens se manifesta aussi dans la motorisation. Un des canons les plus célèbres de la grande guerre fut le mortier autrichien du calibre de 305, la première pièce entièrement motorisée. D'ailleurs, les Autrichiens, Allemands méridionaux, au tempérament vif, qui ne manquent pas d'oreille, on trouvé, de l'homme au canon, une relation dont on ne se douterait pas. Durant la guerre fratricide austro-allemande de 1866, ce furent, à la bataille de Königgrätz, les artilleurs autrichiens qui arrêtèrent la déroute de l'armée en tirant jusqu'au dernier obus. Les prussiens se laissèrent tromper par ce tir continuel et c'est ainsi que beaucoup d'Autrichiens échappèrent à la captivité ou la mort. Moltke dit dans un rapport sur cette guerre : "Personne ne doutait que derrière cette artillerie inébranlable, il n'y eût des troupes nombreuses et intactes".
Ce sacrifice de l'artillerie autrichienne était d'autant plus étonnant pour les Prussiens que, dans l'armée autrichienne, la perte d'un canon n'était nullement considérée comme une honte si, tirant jusqu'au dernier moment, il axait été conquis par l'ennemi.
Dans beaucoup d'autres pays, en Prusse particulièrement, la perte d'un canon était une honte. Dans l'artillerie, le soldat prêtait serment sur un canon. Ceci peut expliquer pourquoi les artilleurs tenaient tant à la sécurité de leur position de batterie. Or, plus le canon est en avant et, par conséquent, plus il est menacé, plus son efficacité est grande. La leçon de 1866 se résume ainsi pour la Prusse : perfectionner de plus en plus l'honneur, la technique, l'art et les unir. Cet effort a conduit, durant la Grande Guerre de 1914-1918, à deux nouvelles formes de tir qui se sont, il est vrai, cachées sous d'anciens noms : c'est le "tir en rafale" et le "barrage roulant". La"Parisienne" et la "Grosse Bertha" ont offert au monde entier le spectacle du génie technique allemand dans la guerre mondiale. Le "tir en rafale" et le "barrage roulant" ne sont devenus des concepts clairs que pour les techniciens, bien qu'ils aient ramené l'artillerie à ses fins primitives : la percée. Le "barrage roulant'' est un feu lent qui avance et derrière lequel l'infanterie suit de près pour attaquer l'adversaire obligé de se mettre à l'abri des explosions. Le"tir en rafale" est le début de toute bataille de percée moderne. Il se déclenche brusquement et n'a toute son efficacité que si l'adversaire est surpris comme par une attaque brusquée, s'il n'est prévenu par aucun indice, ni par un tir préparatoire, ni par des déplacements d'artillerie faciles à reconnaître. Dans ces deux sortes d'activité de l'artillerie, le tir est indirect et les pièces ne sont mises en position qu'au dernier moment, avec toutes les précautions possibles pour ne pas être vues ni entendues de l'ennemi. Les positions en question ont été repérées auparavant et préparées de toutes les manières. Les ordres de tirs sont calculés d'avance pour chaque minute, pour chaque pièce et fixés par écrit. Ces deux formes modernes du tir ont été mises à l'épreuve, pour la première fois, pendant la Grande Guerre sous l'entière responsabilité personnelle du colonel Bruchmüller qui avait réuni les travaux de jeunes officiers d'artillerie très doués et qui les a utilisés après les avoir mis au point. Quatre fois, durant la Grande Guerre, il a réussi, à l'Est et à l'0uest, à réaliser une percée avec ces nouvelles formes de tir. Le soldat allemand l'a baptisé "Durchbruchmüller" (le Bruchmüller de la percée) et ses mérites ont été hautement reconnus, par Ludendorff et son chef d'état-major, le général Hoffmann. Ce que Bruchmüller et ses officiers avaient réalisé est encore valable aujourd'hui. L'artillerie est faite pour la percée. Elle ouvre la voie à l'infanterie. Mais en autre, elle tire aujourd'hui, comme elle le faisait au temps de l'empereur Maximilien, dans les lignes de l'infanterie et souvent devant elle. L'artilleur est, de nouveau, un soldat de choc. Mais comme cette artillerie moderne s'est transformée ! Elle est maintenant blindée et motorisée.
Ces monstres roulants, dans lesquels sont condensés l'expérience de 700 années et l'esprit d'une époque techninue, s'appellent : canons d'assaut et chars. Les chars roulent et tirent. Les pièces d'attaque roulent, s'arrêtent, tirent, roulent s'arrêtent, tirent, et leur grondement, c'est la volonté de percée. L'artillerie lourde, la D.C.A., les pièces et ceux qui les servent, plus mobiles, d'un tir plus précis et d'une portée plus grande que ne l'ont jamais rêvé Gustave-Adolphe, Frédéric le Grand ou Napoléon, sont guidés par une seule volonté, celle de l'artilleur de tous les temps : venir en aide au camarade de l'infanterie dans sa lutte dure et pénible. Dans ses souvenirs, le célèbre "Durchbruchmüller" dit "la gratitude de l'infanterie doit être pour l'artilleur d'une plus haute valeur que tous les ordres et toutes les décorations que peuvent recevoir seuls quelques individus au nom de la communauté".
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Souvenirs de guerre, aventures de jeunesse (suite) - F. GERSAY
8 novembre 1942 (Suite)
En une heure de temps, sans regret comme sans remord, Yasreg avait laissé Guercif loin derrière. Il avait bonne mine, installé dans un side-car sur lequel on avait juché "haut placé" un fusil mitrailleur destiné à contrer une attaque aérienne éventuelle. Quand le conducteur de l'engin en avait assez, Yasreg prenait le guidon. Le jour s'était levé, et on y voyait incontestablement plus clair, compte tenu du fait que les phares avaient capitulé définitivement.
Aucun éclairage ne situait la colonne vis-à-vis des troupeaux de moutons qui avaient l'habitude de déborder sur la route et de s'y installer. La localité de Taourirt se traversa sans encombre, mais la population, avertie par quelque tam-tam de brousse, s'agglomérait le long du parcours. Silencieusement, elle regardait passer la Légion.
Puis la chaleur augmenta. Les embêtements de moteurs commencèrent. Avachis par leur longue inactivité forcée dans la poussière graisseuse des garages, ou des dépôts clandestins, les véhicules s'essoufflaient et "aussi sec" prononçaient le mot de Cambronne. Pourtant, au milieu des N. de D... de désespoir des mécanos, des fumées suspectes qui sortaient des intestins fatigués des blindés, on progressait petit à petit. On restait convaincu que tout cela allait s'arranger à Oujda.
Le soir même, cette jolie petite ville moderne recevait sa nouvelle garnison.
Ailleurs, ce jour-là, le long des côtes, à Rabat, à Casa, à Oran, à Bougie, des soldats français, obéissant à des ordres issus du désarroi, de l'orgueil et de l'incohérence, tiraient sur les amis venus les aider à délivrer la France, et mouraient pour pas grand chose.
OUJDA
Cité principale d'une province marocaine, Oujda est une petite ville moderne, déjà connue à l'époque où se situe ce récit, pour ses beaux jardins et ses belles avenues. Un des buts de promenade est l'oasis de Sidi-Yalya et ses sources.
On n'y résidera pas longtemps car les dés sont jetés, à présent. Les 1er et 2e escadrons motorisés et portés du 1er R.E.C. vont constituer un groupe autonome de cavalerie qui sera expédié dès que possible en Tunisie afin de retarder Rommel.
Les troupes italo-allemandes sont acculées à la retraite par Montgomery et traversent le nord de la Libye via Tripoli. Leur intention semble évidente : elles se reformeront en Tunisie et, appuyées par l'aviation, s'efforceront d'empêcher les anglo-américains de se regrouper et, peut-être, les rejetteront à la mer.
Sur son insistance, à la visite médicale préliminaire, Yasreg est reconnu apte à la participation à l'expédition envisagée. Souffrant d'une adénite tenace, il aurait pu rester à Oujda.
La veille du départ, une revue générale des troupes participantes eut lieu. Yasreg reçut, luxe presque impensable, une paire de godillots tout neufs. On avait manifestement sorti les fonds de dépôts. L'armement se révélait désuet, l'équipement insuffisant et périmé; bref, le contraste allait s'étaler douloureusement face aux Américains gorgés de tout et aux Anglais bien équipés et armés.
Chacun reçut sa dotation de munitions, sauf les grenades qui devaient être goupillées plus tard par ceux qui auraient "à les utiliser".
Le moral est au zénith; tout le monde est animé par la bonne volonté et l'enthousiasme. Tout paraît d'excellent augure. Mais un accident malheureux projette un voile de tristesse, juste avant le départ : le légionnaire Pier... est tué involontairement en manipulant un revolver. Les superstitieux, plus nombreux qu'on le supposerait, en profitent pour insinuer que le groupe d'escadrons pourrait paraître moins faraud au retour, du moins pour ceux qui en reviendraient. Mais la sentimentalité n'est pas de mise et la colonne s'ébranle vers son destin.
Le side-car a été revérifié. Il en avait besoin. A présent son moteur ronronne et tout semble aller le mieux du monde. Une partie des troupes portées sera acheminée par chemin de fer, du moins pour une portion du trajet. La distance est importante entre Oujda et Le Kef en Tunisie où, semble-t-il, le regroupement devrait se faire. On devra doubler les étapes car le temps presse. Le side-car transporte toujours son F.M. dérisoire destiné à protéger la colonne contre les attaques aériennes. Bref, on prend ses désirs pour des réalités. La vérité, c'est qu'on ne saurait faire le poids, face à des gens armés, équipés et soutenus logistiquement comme le sont les forces ennemies. Mais on fera bien sûr tout le possible...
A ce stade, les souvenirs deviennent nébuleux, et seuls ressortent quelques faits qui ont particulièrement impressionné les neurones. Comme d'habitude, rien de spectaculaire, tout simplement de vulgaires incidents de parcours.
Yasreg et son compagnon roulent et continuent à rouler. I1 faut souvent faire la navette d'un point de la colonne à l'autre pour communiquer les instructions, les ordres, essayer de retrouver le camion atelier dont la présence est réclamée partout à la fois. Car l'expédition "motorisée" est vulnérable. Les pneus crèvent sur les pistes à peine carrossables. La poussière et la fatigue du matériel se traduisent par des arrêts intempestifs. Les moteurs chauffent, les bougies s'encrassent. Tout s'en mêle pour refroidir considérablement les enthousiasmes.
Et on roule jour et nuit, car il faut faire vite. Yasreg, qui effectue le double de kilomètres par suite de ses va-et-vient aux flancs de la colonne, est là pour répéter les directives impératives "poussez", "plus vite"...
Une nuit sinistre, un clair de lune surréaliste perce par endroits un brouillard qui colle au sol. Il se condense sur le visage et les mains du conducteur de la moto. Il fait froid la nuit, on est en décembre. Il n'y a que la lune pour permettre un repérage sommaire de ce qui se passe devant soi. La fatigue est là, omniprésente.
Sur instructions, on a quitté la colonne pour se porter à un croisement qu'il faudra trouver dans la nature : une intersection de deux pistes convergentes. En cet endroit, il faudra attendre l'arrivée d'un contingent auquel on indiquera la bonne direction.
La piste semble toujours sous les roues. Le brouillard se condense et son résultat dégouline le long du visage et empêche finalement de distinguer quoi que ce soit... et le side-car se retrouve dans le fossé, heureusement sans basculer. Le contact a été coupé, instinctivement. On n'en peut plus mais on ne peut rester là car la colonne que l'on doit rencontrer continue d'avancer. Les N... de D... de désespoir ne servent pas à grand-chose. Raide comme une quille, le malheureux engourdi dans le side-car s'efforce d'en sortir et exprime à Yasreg son avis concernant sa manière de conduire l'engin.
Il faut sortir le bidule de sa position précaire et repartir.
Un rayon de lune éclairant le visage du compagnon de Yasreg intrigue celui-ci. Ce ne sont pas les propos malsonnants de ce légionnaire outré et fulminant qui le font sursauter mais l'aspect de son interlocuteur dont la peau du visage pèle par lambeaux. Le froid, l'humidité et le vent de la course ont produit cet effet. Yasreg constate qu'il n'est pas mieux loti : lui aussi a bonne mine.
Epuisés, les deux hommes parviennent à remettre le véhicule sur la piste. Le moteur reprend ses pétarades et la cérémonie continue. Cette fois Yasreg est dans le side-car et laisse l'autre faire de son
Une vague lueur solaire aide la lune à mieux silhouetter le décor. Il fera jour bientôt. On constate, parmi les bancs de brume qui vont et viennent, que cette piste est un chemin de berger. Puis une bifurcation se précise : est-ce celle-là ? En tout cas, il n'y a aucune trace de passage de charroi. On va s'arrêter et attendre.
Le silence s'installe, pas un bruit. C'est la solitude complète, sinistre, et on n'a rien à manger. Les deux hommes s'asseyent par terre, se regardent et soudain une immense rigolade les saisit : des gueules rouges comme des tomates avec des lambeaux de peau qui pendent partout. C'est particulièrement distingué quand on ne s'est plus approché d'un rasoir depuis presqu'une semaine.
Mais des bruits indéfinissables se manifestent dans le lointain. Ils se rapprochent, augmentent d'intensité. C'est bien cela, c'est la colonne. On va lui indiquer la bonne direction et lui fournir les dernières instructions. On en profitera pour faire le plein. Et mission accomplie malgré tout...
NOEL DE GUERRE : 25 décembre 1942
De nuit, le Groupe Autonome du 1er R.E.C. a traversé Le Kef sans s'y arrêter. L'occultation est totale et les bâtiments paraissent sinistres sous les lueurs parcimonieuses des phares en veilleuse. La ville et ses environs ont subi de lourds bombardements. Ceci confirme la présence de la Luftwaffe en Tunisie. Le trafic est canalisé par des M.P. américains efficaces et le Groupe est dirigé vers les positions qu'il devra occuper. Personne, d'ailleurs, ne connaît la destination.
C'est la veille de Noël. Pour les Américains et les Anglais, la guerre n'empêchera pas la dinde traditionnelle et le whisky de faire partie des agréments du jour. De l'autre côté de la barrière, en dépit des problèmes de la retraite, on peut gager qu'on écoutera les trémolos nostalgiques de Lili Marlène en culbutant force bières et schnaps. Bref, tous ceux qui en ont les moyens trouveront quand même de quoi fêter le plus dignement possible le souvenir de celui qui est venu, il y a 2.000 ans, prêcher dans un monde d'esclaves, un peu d'amour fraternel.
Pour la Légion, perdue dans la nature et coupée temporairement de ses approvisionnements, il n'y aura du pinard que pour celui qui saura s'en procurer. Ceux qui devront se contenter de ce que leur enverra l'opération du Saint-Esprit fêteront Christmas avec un quart de pain dont on oubliera les moisissures pour extirper les brindilles de paille omniprésentes. Des "touques" de fer blanc vont servir tout à l'heure à cuire la volaille achetée ou "démerdée" dans un village chleuh quelconque. La roulante est en panne quelque part en arrière et il faudra sucer son pouce en attendant des jours meilleurs.
La soirée est froide et humide; un brouillard cafardeux se localise au sol et enrobe les éléments du décor dans une sorte de halo. Ce n'est certes, ni bucolique, ni marrant. Chacun se planque le plus à l'abri possible pour dormir car on en a besoin. Seule, la garde veille. La végétation rabougrie, les touffes de chardon desséché, les formes fantomatiques des pitons calcaires qui paraissent et disparaissent dans la brume mouvante, créent une ambiance peu propice aux réflexions allègres.
Seul dans son coin, Yasreg sent des poussées de fièvre parcourir sa carcasse fatiguée et sale. L'adénite qui l'affligeait au départ d'Oudja ne va pas mieux. D'ailleurs, elle n'a pas été soignée. Il faudrait se plaindre, mais à qui ? … Il y a sans doute un médecin quelque part, mais où ?...
Dans un demi-rêve, le pauvre diable cherche mentalement qui pourrait lui allonger le coup de bistouri qui le soulagerait peut-être. A défaut de médecin, il y a bien un infirmier, ou prétendu tel, à l'escadron. Il faudrait le trouver. Il faut éviter aussi d'être renvoyé à l'arrière. Il est donc préférable de ne pas trop chercher le "toubib" car sa sentence serait sans appel. On va donc tenter d'approcher "Pillula", l'espagnol chargé de soigner les bobos. Cet homme spécialisé lutte difficilement contre la pénurie de permanganate et d'aspirine, mais il est providentiel et sans doute muni d'un bistouri.
Il faut aussi penser que continuer dans de telles conditions ferait de Yasreg un poids mort. Allez essayer de faire comprendre, comme tout à l'heure, à un natif des Asturies que vous ne pouvez utiliser qu'un bras pour coltiner des caisses de munitions. Voyez comme vous serez reçu !
Après avoir demandé ici et là où se trouverait "Pillula" et s'être fait traiter de "tire-au-cul" soupçonné de vouloir chercher des cieux plus cléments en Algérie, Yasreg finit par dénicher ce thérapeute artisanal. C'est A..., un Espagnol au regard langoureux mais triste, qui s'inquiète de ce qu'il peut faire pour le quémandeur.
Il sort un thermomètre, constate que Yasreg a de la fièvre et décide qu'il va falloir ouvrir. Mais il n'a pas de bistouri, ni d'anesthésique. Il lui faudra traiter l'opération à sec, avec... ô miracle : ... un reste de teinture d'iode qui servira de désinfectant. On ouvrira pour la circonstance un sachet de pansement individuel. Toutes ces fioritures antiseptiques sont importantes, car depuis le départ d'Oujda, on se débarbouille à l'eau pure, le savon n'existant qu'à l'état de souvenir.
Pour assister au spectacle de choix que constitue cette intervention chirurgicale improvisée,tout ce qui n'a rien à faire dans les environs vient jeter son petit coup d'oeil. Tous se croient obligés d'y aller de leur petite opinion personnelle, la plus intelligente sans doute étant celle émise par le poète R... qui, en toute humilité, pense qu'il serait plus prudent de confier le travail à un médecin. Mais cela relève de l'utopie : où trouver un médecin, la veille de Noël, en pleine Tunisie en guerre ? Renchérissant sur l'opinion du poète, un légionnaire farfelu suggère qu'on amène Yasreg chez les Américains.
Mais le temps presse. La jactance oiseuse n'est d'aucune utilité en l'occurrence. Le 2ème classe infirmier A..., dit Pillula, va donc se transformer temporairement en émoulu de la faculté de médecine et de chirurgie. Il va trancher dans le vif.
D'un geste énergique, il empoigne une paire de ciseaux et introduit une de ses lames dans la boursouflure douloureuse de Yasreg qui, dès réception de cette estocade artisanale, rassemble tout ce qui lui reste de dignité pour ne pas hurler. Des mains charitables et condescendantes le soutiennent et l'empêchent de mesurer le terrain. Hérissé dans ce qui lui reste de réserve vitale, Yasreg sent un flot de pus sanguinolent s'épandre sur sa poitrine, s'écouler en de capricieux méandres sur son froc et lui dégringoler dans les molletières. Une sensation suave l'envahit quand Pillula lui applique une solide dose de teinture d'iode mélangée à de l'alcool sur la plaie toute neuve.
Fier de lui, Pillula fait oeuvre de modestie dans le triomphe. Mais il décide de compléter ce traitement énergique par une médication musclée. Comme cette nécessité thérapeutique se heurte aux disponibilités de la trousse, on se rabattra en désespoir de cause sur des aspirines, qui compenseront leur inefficacité par leur innocuité.
AVANT L'ACTION
Les troupes d'Hannibal ont, paraît-il, fréquenté ces lieux, les Romains aussi. Le capitaine nous a fait une petite causerie très intéressante à ce sujet. Son érudition s'étaye ici sur des preuves archéologiques visibles de loin. Il s'agit de tours en pierres formant cheminées, qui servaient sans doute à émettre des signaux convenus, sous forme de décharges fumigènes.
Dans cette ambiance historique, chacun attend les ordres de l'Etat-Major, se repose et reprend des forces. On se nettoie, on s'épouille et un fantaisiste, prétendument coiffeur, se charge de raser et de raccourcir les tifs de ceux qui veulent bien lui faire confiance. Il ne s'agit nullement d'altruisme : une redevance est perçue, car, pour être beau, il faut non seulement souffrir, mais aussi débourser. Il convient de profiter au maximum de cette période de semi-activité, car des indices portent à croire que cela ne va pas durer longtemps.
En effet, on a touché des "vivres de réserve" : une boîte de singe et deux gros biscuits. Interdiction d'y toucher, bien sûr; il faut réserver çà pour les grandes circonstances, quand on aura quitté ces lieux.
Deuxième indice d'action prochaine : les explosifs et les détonateurs des grenades à main ont été remis à ceux qui auront à s'en servir. Un a goupillé les grenades.
Mais une surprise de taille rompt la monotonie. Les goumiers marocains et autres qui connaissent les montagnes des environs amènent, pour la première fois semble-t-il, des prisonniers capturés dans le no man's land, on ne sait où. Ces gens perçoivent une prime de vingt francs pour chaque prisonnier qu'ils capturent et viennent livrer. La raison de cette prime est pertinente.
On avait, en effet, constaté que ces troupes indigènes, spécialisées dans les coups de main et les raids en territoire occupé par l'adversaire, ne ramenaient jamais aucun prisonnier. On avait dû se rendre à l'évidence : ils n'en faisaient pas. Les malheureux qui tombaient entre leurs mains étaient tout simplement liquidés après avoir été détroussés. Leurs possessions passaient comme butin de guerre.
La seule façon de modifier ces moeurs barbares, en un sens susceptible de concilier le côté humain des choses avec l'obtention des renseignements indispensables, c'était de donner une prime.
A ce tarif, les prisonniers allemands et italiens commencèrent à arriver. On les livrait sans chaussures et souvent tels que la nature les avaient créés. C'est terrorisés qu'ils passaient aux mains des soldats français, légionnaires ou autres. Et on constatait aussi que, le plus souvent, le même prisonnier avait passé par plusieurs postes de réception où chaque fois, il y avait paiement supplémentaire de la dite prime.
On fermait les yeux sur ces irrégularités, car ces malheureux, parfois les pieds en sang, les yeux exorbités de terreur, se révélaient tout disposés à révéler ce qu'ils pouvaient savoir, et même davantage.
Cette situation imprévue créait des problèmes d'habillement et de nourriture. Après interrogatoire serré, on expédiait ces invités indésirables vers l'arrière où on les gavait tout bonnement de topinambours.
LE COUP DE MAIN, 11 janvier 1943 (1)
(1) Voir à la fin de l'épisode, le récit de cette attaque par le général Jean Compagnon, extrait de "La Légion étrangère dans la campagne de Tunisie 1942-1943" Paru dans la Revue Historique des Armées, numéro 1-1981 - spécial.
Les ordres sont là : on attaque ce matin. Il paraît que ce sont des Positions occupées par des Italiens. On progresse depuis trois heures du matin, dans le plus grand silence possible, au milieu de la rocaille calcaire et des chardons hargneux et poussiéreux. On en a plein les mains et les molletières car cette saloperie s'accroche partout et ne s'élimine que par extirpation manuelle. On fait de son mieux pour démontrer son stoïcisme, mais, de temps autres, un N. de D. défoulant et étouffé attire de droite et de gauche les protestations chuchotées de ceux qui s'attendent à tout moment à recevoir un pruneau dans le buffet. Il fait noir comme un fond de chaudron et les nuits de janvier en Tunisie n'ont rien de réchauffant. De temps en temps, un noctambule fatigué rate un appui rocheux quelconque et réveille les échos des alentours avec le cliquetis de ses impedimenta. Dans le lointain, comme toujours, les chiens chleuhs hurlent à la mort leur détresse et leur famine. L'ambiance est euphorique...
Yasreg avance comme tout le monde. Il a repéré à sa droite, Trofimoff, le colosse lithuanien. C'est le petit original qui se lève avant tout le monde pour pratiquer sa gymnastique personnelle. Il s'agit d'un fantaisiste taiseux qui fait parfois le pari de manier le F.M. comme un simple revolver, et qui le gagne. Compte tenu de son gabarit, il est plus visible que les autres. Il avance silencieusement, en souplesse, en pointant devant lui le F.M. du peloton.
A sa gauche, Yasreg distingue, un peu en retrait, la silhouette plus chétive de Rocher, le poète. Que doivent être les pensées de cette âme tendre ? On peut supposer qu'il revoit la belle de ses rêves, celle à cause de qui il avance vers son destin.
Juste devant, l'adjudant J..., dit Touf-Touf, fait ce qu'il peut, comme tout le monde. Chez lui le cheminement de la pensée doit être différent de celui du poète, car il faudra nager entre deux eaux en pleine montagne si on veut avoir une chance de ramener sa peau.
Une lueur vague apparaît derrière les deux pitons rocheux qu'il va falloir prendre tout à l'heure. Il parait que c'est une position stratégique importante car elle commande la piste de Kairouan.
Insensiblement, on voit plus clair; puis un ordre circule de bouche à oreille : "Halte : Arrêt sur place, ne plus bouger".
On s'arrête, on halète, on étend ses membres las le mieux possible. Les minutes passent, silencieuses et empreintes d'appréhension. Pour les légionnaires présents, ce sera, pour la plupart, le baptême du feu dans quelques instants. Sournoisement, Yasreg ouvre sa boîte de singe et en avale le contenu. Autant l'avoir dans le ventre que le laisser dans la besace d'un homme mort !
Mais Rocher lui conseille tout bas de garder sa boîte : "Tu en auras besoin plus tard, moi je conserve la mienne", dit-il. Pauvre Rocher, plein d'espoir, et qui n'avait plus que quelques minutes à vivre...
Touf-Touf a vu Yasreg ingurgiter ses protéines. Mais il ne dit rien, il fait comme s'il n'avait rien vu. La raison de cette discrétion peu habituelle se devine facilement : dans ces circonstances, un accident est vite arrivé. On se sent moins porté au verbiage malsonnant quand l'interlocuteur est à même de répliquer manu militari. Mais laissons là ces pensées dénuées de charité. Il est évident que, comme tout le monde, Touf-Touf a la trouille.
On distingue mieux les positions italiennes : une suite de mamelons convergent vers une sorte de plateau; des tranchées matelassées de sacs de terre abritent les troupes ennemies. Savent-ils qu'ils vont être attaqués ?
Impossible de le savoir, mais de toute façon, l'effet de surprise est raté : plusieurs avions ont piqué sur leurs positions et les ont bombardées. Il est logique de penser que plus personne ne roupille chez eux en ce moment. A en juger par les explosions et la fumée, ils ont pris quelque chose comme petit déjeuner !
L'ordre d'attaquer est donné. Il fait tout juste jour. On prendra les pitons à la baïonnette et à la grenade puisqu'on n'a rien d'autre. On progresse par bonds. D'abord rien ne se passe. Ils attendent évidemment d'avoir les cibles dans le collimateur et à bonne distance.
Les deux Espagnols Lopez et Perez, revenants des Brigades Républicaines d'Espagne sont à l'aise ou du moins, semblent l'être. Rejetant leur casque, ils arborent leur képi blanc. Ils transportent à deux leur Hotchkiss toute montée et prête à l'emploi selon une méthode inédite, sans doute de leur invention. Derrière eux, par bonds de quelques mètres à la fois, les pourvoyeurs les suivent avec les caisses de chargeurs.
Yasreg suppose que, pour les légionnaires actuels, la Hotchkiss est une antiquité. En 1943, c'est une arme vieillie mais qui reste redoutable par sa précision et son endurance. Elle ne s'enraye pratiquement jamais. Le sable et les corps étrangers qui bloqueraient le mécanisme d'une arme plus sophistiquée se transforment en une sorte de cambouis noirâtre qui s'élimine suffisamment par les joints, pour que l'arme tire quand même. Un inconvénient majeur, pourtant, c'est que le canon est refroidi par air et qu'en cas de tir trop prolongé, on ne peut changer le tube qu'en utilisant des gants spéciaux. Yasreg ignore si ces gants étaient disponibles en l'occurrence.
Telles des fourmis, la Légion s'accroche aux pentes douces qui mènent au sommet du dispositif défensif qu'il faut neutraliser. On s'approche de plus en plus, en rampant et par bonds. Les mitrailleuses italiennes ouvrent le feu, trop haut heureusement. On se planque; il y a des blessés. Les balles sifflent aux oreilles. Puis nos mortiers de 60 leur tirent dessus. Sous leur feu, l'ennemi abandonne les premières positions pour se replier vers le sommet.
Le parapet de sacs de terre, là devant, est en apparence abandonné, par une échancrure dans le matelassage, un tube de mitrailleuse sort. En rampant, il faut s'approcher à bonne distance et balancer quelques grenades. Yasreg, collé au sol, distingue en avant de lui, à trois mètres, les grosses godasses hérissées de clous de Trofimoff, l'homme au fusil mitrailleur. A sa gauche, à peu près à la même hauteur que lui, se situe le poète Rocher. Ce dernier, comme Yasreg, s'est allongé sur le côté gauche, et braque son mousqueton vers le tube de l'arme automatique qui, pour le moment, ne tire pas.
Au fond du décor, l'attaque progresse par la gauche; la Hotchkiss tire. Les mortiers sont en action aussi, plus haut vers le sommet à atteindre.
Soudain, Trofimoff se ramasse sur lui-même comme un chat. En trois enjambées il atteint le parapet italien et s'apprête à éliminer tout ce qui se trouve derrière. Mais il n'a pas le temps de tirer, car un coup de feu part du côté italien et l'atteint en pleine figure, le tuant sur le coup. Trofimoff tournoie sur lui-même et bascule de toute sa hauteur sur la mitrailleuse qui menaçait le peloton. Les deux servants de cette arme, terrorisés, lâchent les commandes. La position est prise.
On voit, pour la première fois, l'ennemi face à face. Ce sont de tout jeunes soldats, 18 ans tout au plus. Ils portent l'uniforme gris des formations fascistes. Certains en portent le poignard à la ceinture. Celui qui a tué Trofimoff est blanc comme un linge. Secoué par une crise de nerfs, il tremble de tous ses membres. Il est couvert du sang de sa victime.
Ici se situe un fait qu'il vaudrait peut-être mieux passer sous silence. Pourtant, après tant d'années, il n'a plus que valeur de souvenir. Yasreg s'efforce d'être objectif et sincère. Le brigadier P ... et le chef de peloton, le maréchal des logis S... décident à voix basse de venger Trofimoff. Ils vont entraîner le jeune Italien dans un endroit isolé et l'abattre. Yasreg réagit immédiatement. Prié par le sous-officier de se mêler de ce qui le regarde, il annonce qu'il va raconter la chose au capitaine Ville. Les choses en restent là et l'Italien ira manger ses topinambours à l'arrière en digérant ses remords.
Il est un fait évident : si cet homme n'avait pas abattu Trofimoff, ce dernier aurait éliminé tout ce qui se trouvait derrière le parapet. Abattre un soldat qui s'est rendu équivaut à un acte inqualifiable dans sa bassesse et sa lâcheté. Pourtant, il convient de manifester beaucoup de compréhension avant de porter un jugement. Le brigadier P... avait combattu les Italiens dans son propre pays. Sa famille avait été massacrée et ses soeurs avaient subi la soldatesque de Franco. Cela peut sans doute expliquer son attitude.
Ce qui précède s'est passé en quelques minutes. Traumatisés par cette scène terrible, nous n'avions pas tout de suite remarqué que le légionnaire Rocher, le poète, était resté allongé, son mousqueton en mains. Frappé d'une balle au coeur, il n'avait pas souffert.
La progression continue partout. Il s'agit de parvenir aux deux pitons sans y laisser sa peau. Les balles sifflent toujours. Pourtant le secteur droit du dispositif d'attaque ne semble pas particulièrement visé par l'adversaire. Après l'arrosage au mortier, i1 n'y a peut-être plus grand monde pour s'opposer à la progression.
Derrière les parapets de sacs de sable étayés par des blocs de rocher, le canon d'une mitrailleuse est visible, pointée vers le ciel. Rien ne bouge. On peut voir par l'état des lieux que les mortiers ont fait du bon travail ici.
En rampant, Yasreg s'approche et s'accote contre la rangée de sacs, haletant, épuisé. Mais ce n'est pas le moment de s'endormir sur place. Que faire maintenant ? Selon les règles, il est impératif de s'assurer qu'il n'y a aucun danger avant de s'aventurer davantage. Le seul moyen recommandé et disponible, c'est de balancer une ou deux grenades derrière le parapet et d'attendre de voir ce qui se passe. Mais Yasreg est un petit fignoleur : jeter deux grenades dans un lieu vide d'occupants ou rempli de cadavres lui semble stupide. En même temps lui apparaît la nécessité de s'assurer qu'il n'y a plus de danger pour lui et ceux qui le suivent et vont être là ses côtés dans quelques minutes.
En attendant, rien ne bouge, aucun bruit; c'est le silence total derrière cette arme automatique. Adossé au parapet, notre homme se déplace latéralement en se faisant le plus petit possible. En effet, si un macaroni décide de balancer une grenade vers l'extérieur, la situation sera critique pour ce légionnaire scrupuleux et poil-de-cuteur.
Yasreg dépasse finalement le tube de la mitrailleuse qui vise toujours l'étoile polaire et, prêt à, tirer, ce candidat héros jette un coup d'oeil à l'intérieur de la position.
Par terre, cinq Italiens écroulés ne donnent aucun signe de vie. Sont-ils morts ? Il va falloir s'en assurer... Ils en ont l'air, il y a du sang partout.
Yasreg a le choix entre deux possibilités. La première consiste à dépasser purement et simplement l'endroit et à continuer. En ce cas, il risque de se faire tirer comme un lapin par derrière et il met en danger ses camarades qui se rapprochent et vont le dépasser. La deuxième, qu'il choisit, est de faire signe à d'autres légionnaires de venir l'aider. Il se met debout et appelle par geste le compagnon le plus proche.
Les Italiens ne bougent pas. Les légionnaires se concertent par geste. Le mousqueton prêt à tirer, Yasreg envoie un coup de pied dans le casque d'un des prétendus macchabées. Mais ce n'en n'est pas un car le voilà qui, terrorisé, claquant des dents et hagard, lève des yeux exorbités sur Yasreg, qui manque de s'excuser.
Il fait peine à voir. Sa main gauche, charcutée par un éclat, laisse pendre le pouce qui ne tient plus que par quelques ligaments. Le malheureux perd son sang en un mince filet qui s'écoule au pied de la mitrailleuse.
La position a reçu un coup direct, ou très proche. Aucun de ces Italiens n'est mort. Trois d'entre eux sont indemnes. Couverts de sang, ils sont incapables d'une réaction cohérente. Il est visible qu'ils s'attendent à être abattus sur place. Ils sont traumatisés par la propagande qu'ils ont reçue et qui les a convaincus que la Légion est constituée de gens sans aveu qui ne font pas de prisonniers.
En attendant, il est urgent de soigner le type qui, tout doucement, se vide de son sang. Les bons à rien de la Légion vont quand même lui sauver la peau. Soutenu par ses compagnons de captivité, le blessé est escorté vers l'arrière. Yasreg a économisé ses deux grenades, mais il n'a plus rien pour se soigner lui-même, s'il se fait descendre. Il était le seul à posséder encore son sachet de pansement individuel.
La position est emportée. Un poste chirurgical complet, avec tentes, installations et annexes, ainsi qu'un compresseur, tombe aux mains du Groupe Autonome. Dans une tente, sans doute destinée à héberger des blessés, Yasreg découvre un officier italien exsangue étendu sur un lit de campagne. La scène est à faire dresser les cheveux sur la tête mais Yasreg ne perd quand même pas le Nord. Il a repéré le pistolet Beretta du macchabée et en connait la valeur en dollars chez les Américains.
L'arme n'est pas à prendre avec des pincettes, mais Yasreg en est arrivé au point où les rudiments de civilisation qui lui restent encore s'éclipsent pour faire place à l'indifférence. On nettoiera l'engin, on le passera dans son ceinturon et il fera partie de la panoplie ambulante, jusqu'à son échange contre des dollars. Et puis, cela fait bien, devant la cantonade béate...
Un autre officier italien qui a eu bonne mine, c'est celui qui s'est vu gratifier par le capitaine Ville d'un solide coup de pied au cul devant tout le monde. La scène, bien visible, s'est cependant passée trop loin pour connaître ce qui s'est passé. Le macaroni doré sur tranches se prenait sans doute pour autre chose qu'il n'était : un officier prisonnier. Le "vieux" ne supportait ni la suffisance, ni la grossièreté.
Ces sacrés Italiens étaient des petits gâtés par leur intendance. Leur cantine, tombée entre les mains du G.A., regorgeait de bonnes choses; celles dont Yasreg et la Légion en général avaient perdu le goût et même le souvenir. Il y avait des pâtes de fruits de toutes espèces, des cigarettes et des cigares, du tabac pour la pipe. Tout cela sans compter du pinard à gogo et des liqueurs, fantaisies inconnues jusque là.
C'était manifestement autre chose que le tabac qu'on recevait gratuitement mais qu'on ne pouvait fumer, faute de papier à cigarettes. Le produit précieux qui le remplaçait, faute de mieux, avait depuis longtemps cessé de figurer sur la liste des nécessités hygiéniques qu'on associe facilement à la civilisation courante.
On en était arrivé au point où le veinard qui découvrait un bout de papier journal remerciait Allah et, stupéfait de sa chance, n'en soufflait pas un mot. Et, c'est bien connu, le tabac calme les crampes d'estomac quand celui-ci est vide.
Détail accessoire pour le lecteur, mais crucial pour l'auteur de ce pensum, les beaux godillots flambants neufs reçus à Oujda ont cessé d'avoir "bonne mine". Les semelles claquent du bec, de tous leurs clous. Par l'échancrure, les orteils se cachent pudiquement dans les replis odorants d'une paire de "chaussettes russes" Heureusement, les Italiens, après leur dégelée, ont abandonné un peu partout du matériel banal, mais que l'ingéniosité née de la nécessité peut utiliser à des fins imprévisibles à première vue.
Précieux pour les mal chaussés, citons le fil électrique isolé qui permet des assemblages tenaces et des fixations à l'épreuve de toutes tractions. En tous cas, si Yasreg ne roule pas encore sur jantes, cela ne va plus tarder.
Sur les plans de la tenue, de la propreté individuelle, de l'hygiène corporelle et de tout ce qui constitue l'attrait de se sentir libre des parasites de tout genre, la situation laisse, c'est le moins qu'on puisse dire, à désirer.
Mais des petits débrouillards qui ne se dégoûtent pas facilement portent des chaussures non réglementaires. Yasreg les soupçonne d'avoir tout simplement déchaussé un Italien, un macchabée sans doute. D'autres arborent des chemises bleues et même noires. Les plus chançards ont trouvé chez ces ennemis bien nantis de quoi se laver.
Les Italiens sont tous en possession de tablettes qui rendent l'eau potable. Chez nous ces fioritures n'existent pas. Comme l'eau est imbuvable, il faut bien s'en passer.
Mais cette mémorable journée n'est pas encore terminée. Les dernières poches de résistance italiennes tombent les unes après les autres. Ces pauvres gens ne veulent plus se battre; ils se rendent, parfois avec leurs officiers en tête. Des files de prisonniers passent : quelques-uns cherchent à fraterniser, d'autres pleurent. Il y a des blessés. Parmi eux, bon nombre sont venus chercher dans ce coin perdu un handicap physique qui leur durera toute la vie. Pourquoi ?... Les scènes sont atroces, insupportables.
Le butin est consistant : des centaines de fusils, des mitrailleuses, des grenades à main et des centaines de caisses de munitions et de matériel divers. Il y a aussi l'ambulance chirurgicale citée plus haut.
Les patrouilles françaises se sont aventurées plus loin que les pitons. Partout c'est la même vision d'abandon, c'est la déroute totale. Elles n'y ont trouvé que des cadavres, qu'elles laissent sur place, et des blessés qu'elles ramènent vers l'arrière.
(A suivre)
L'Algérie
LE G. A. (Groupe Autonome) du 1er R.E.C. et l'attaque du Karachoum. (1)
(1) Ce texte s'inspire du récit du général Jean Compagnon, ancien du 1er R.E.C, (Tunisie) : "La Légion étrangère dans la campagne de Tunisie", paru dans la Revue Historique des Armées, numéro 1-1981 -spécial, consacré à la Légion Etrangère 1831-1981.
Le G.A. a été créé à Guercif, le 5 décembre 1942. Il se composait de deux escadrons, le 1er escadron porté (celui où notre légionnaire Yasreg jouait à l'estafette), et le 2ème escadron d'autos-mitrailleuses. Les autos-mitrailleuses sont des White américaines 1921 remontées en 1941 sur des châssis de cars Chevrolet, matériel mal armé, peu blindé, totalement périmé face aux blindés modernes.
Le G,A. quitte le Maroc par voie ferrée le 21 décembre et débarque à Ouled Rahmoun le 24 décembre au soir. Par la route, via Aïn Beida, Tébessa, le Kef, Maktar, Ousseltia, il arrive le 29 décembre au carrefour du Mausolée où l'escadron porté s'organise en point d'appui.
A partir du 31 décembre, l'escadron d'autos-mitrailleuses patrouille journellement dans une zone mal tenue et également fréquentée par des fantassins allemands et français.
Le 11 janvier, le colonel Lagarde procède à l'attaque du Karachoum et du col du Foum es Gaoufel destinée à prendre pied sur la Petite Dorsale et donner des vues sur le Sahel de Kairouan. Soigneusement préparée par des renseignements recueillis à l'aide de postes d'observation poussés en avant (pour suppléer à l'aviation absente), appuyée par deux canons de 155 mm prêtés par la division d'Alger, et rendus le soir même pour une action analogue plus au sud (image précise de la pénurie des forces françaises), l'opération est un succès.
L'escadron porté Ville, disposant d'un peloton à quatre chars du 4ème R.C,A., a pour objectif le col lui-même que le I/3ème R.E.I. déborde largement par le sud pour venir occuper les crêtes du djebel Ouar tandis que, au nord, un groupement de Tabors agit de même. Déclenchée à 6 heures 30, l'attaque coiffe l'objectif à 9 h 30.
Au prix de 2 tués et 3 blessés à l'escadron Ville, le bilan de l'action est de 40 tués et 200 prisonniers pour le 91ème R.I. italien (dont 6 officiers) et de 35 Allemands, 4 canons de 47 mm en bon état (qui seront très utiles les jours suivants), 4 mortiers de 81 mm, 6 mitrailleuses, 14 fusils mitrailleurs.
Pour les cadres et légionnaires du 3ème R.E.I. et du 1er R.E.C. qui, nombreux, ont pris part aux douloureux combats de juin 40 en France, cette attaque réussie en dépit d'un matériel désuet, a une signification importante. C'est une "première".
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